Ambiance musicale : Imillitay – Los Kjarkas

De retour à La Paz, nous avons retrouvé notre auberge et les affaires que nous avions laissées sous clé. Cette préparation de plusieurs jours nous avait mis dans de bonnes dispositions physiques et confirmé notre volonté d’aller plus haut ensemble. Quitte à tenter d’accéder à une altitude jamais atteinte, autant le faire avec une personne qu’on apprécie, et dans les meilleures conditions.

Nous avons donc fait le tour des agences de la rue Sagarnaga et opté celle qui nous paraissait professionnelle, sans être un aimant à groupes, ce qui aurait généré de l’agitation inutile dans une expédition comme celle-ci. Nombreux étaient les touristes voulant s’attaquer au sommet, par sa renommée de « 6000 facile ».

Nous étions excités comme les autres, pour ne pas dire plus, mais nous voulions aussi restés concentrés sur l’objectif, avec beaucoup de respect pour l’épreuve qui nous attendait et son environnement exigeant et inconnu. D’autres voyaient plutôt dans cette ascension un défi comme un autre, à peine descendus de l’avion et encore essoufflés d’avoir portés leur sac à dos sur quelques mètres.

Avant de partir, j’ai dû traiter des choses bien plus terre à terre, comme le prolongement de mon visa pour un mois. Celui-ci fut expédié dans un des bureaux de l’Immigration, aussi simplement que mon entrée dans le pays à Villazon.

La deuxième tâche concernait ma déclaration de revenus. Comme celle de l’année précédente, envoyée depuis Litang en Chine, celle-ci allait partir depuis une des plus hautes villes du monde.

Le lendemain matin, nous nous sommes rassemblés à l’agence et avons découvert que nous allions être deux avec David, notre guide. Sitôt le matériel d’alpinisme distribué et globalement testé, nous avons pris la route pour sortir de la ville et rejoindre la Cordillère Royale. Le choix de l’agence se retrouvait conforté, le matériel étant récent et de bonne facture.

De là, nous avons eu la première vision d’ensemble du Huayna Potosi, cuminant sans prétention à six mille quatre-vingt-huit mètres. Plus de mille deux cents mètres au-dessus de notre Mont-Blanc européen…

Après avoir déjeuné et posé nos affaires au refuge Casa Blanca, notre camp de base à plus de quatre mille sept cents mètres d’altitude, nous avons enfilé tout notre équipement et pris le chemin du vieux glacier, juste au-dessus. Plus on se rapprochait et plus on réalisait ce qui devait nous attendre les jours suivants.

Nous avons ainsi appris à marcher avec les crampons et vérifier que tout l’équipement nous convenait, ne laissant aucune place pour les surprises. Comme des murs de glace pourraient aussi se présenter à nous juste avant la cime, nous avons répété, ou plutôt découvert l’escalade glaciaire, sur une pente à soixante-quinze degrés.

De retour au refuge, nous étions relativement heureux de ne pas avoir échoué à la sélection. Il fallait que la confiance se fasse entre nous et David, et cet exercice y contribua beaucoup. Nous avons passé le reste de l’après-midi à boire du thé de pupusa, une plante locale aux mêmes vertus que la coca, et jouer aux cartes avec les équipes d’une autre agence.

La nuit se passa étonnamment bien et la matinée fut très calme. Le seul objectif de la journée consistait à atteindre le camp haut, à cinq mille deux cents mètres, ce qui fut réalisé en prenant notre temps, au milieu de la journée.

En bordure de glacier, ce refuge de guides n’était pas véritablement en dur et seules les toilettes étaient en brique. Deux aigles, bien solitaires, virevoltaient au-dessus de nos têtes. Le panorama sur les alentours était fantastique et le coucher du soleil fut mémorable, quand les pointes de l’Illimani ont jauni.

Le plan était simple : manger à dix-sept heures, regarder le soleil se coucher à dix-huit puis tenter de dormir ensuite. Bien sûr, à cette altitude, le sommeil n’est pas aisé. Le corps est fatigué par le manque d’oxygène et les pauses toilette sont nombreuses.

L’esprit est excité et voudrait déjà être en haut, la motivation veut se frotter au moment de vérité. Finalement, on dort quelques heures par intermittence et on croit fermement qu’on vient juste de fermer les yeux, quand le réveil sonne à une heure.

Notre petit-déjeuner s’est déroulé calmement, comme notre préparation. Quand nous avons réellement commencé à marcher sur le glacier, il était deux heures et demie et nous étions parmi les derniers. Devant nous, un ballet de lampes frontales balayait les flancs lisses du champ de glace.

Nous avons adopté un rythme lent et régulier, avançant pas après pas, sans jamais vouloir accélérer les choses, mais sans s’arrêter non plus. La pleine lune et les étoiles nous accompagnaient pour cette ascension, et leur lumière était telle qu’on en vint à couper les lampes pour en profiter.

Avec mes crampons et mes piolets, je me sentais singulièrement bien, complètement plongé dans ce que je faisais, les gestes que je répétais. J’avais un intense sentiment de liberté au milieu de cet espace endormi et sauvage. Les yeux écarquillés, avec un grand sourire qui cachait une grosse chique de feuilles de coca, je nageais dans une douce euphorie.

Notre cordée était très efficace, David imprimant le juste rythme. Jurjen répondait lui aussi présent, tant et si bien qu’après avoir dépassé de nombreux groupes, nous avons fini par mener le bal. Après le coucher de lune, c’étaient les lumières d’El Alto au loin qui se diffusaient dans le ciel.

Vers cinq heures quarante, nous avons fait une pause pour attendre un peu le lever de soleil et stationner relativement à l’abri. Nous apparaissions très en forme, comparativement à d’autres groupes. Notre guide, très expérimenté et respecté des autres, était surnommé Spiderman.

Le chocolat et le thé étaient très agréables mais le temps passait et je sentais le froid commencer à m’attaquer, ce qui ne fut pas pour me rassurer. Après quarante minutes interminables, David nous fit un signe : l’assaut final nous tendait les bras.

David est passé devant en nous offrant un passage légèrement plus vertical que celui sur le côté. En faisant cela, j’ai vraiment eu l’impression qu’il nous faisait une faveur. Ce fut un moment de plaisir immense, où j’avais subitement toute l’énergie nécessaire, pour couronner cette ascension.

En revanche, les doigts de ma main droite commençaient à me procurer beaucoup de douleur. Alors que nous attaquions le tout dernier passage, une crête qu’il fallait aborder en pas chassés, avec beaucoup de sang-froid, ils étaient transis de froid. J’avais beau essayer de les secouer, de serrer mes phalanges et de cogner la glace, rien n’y faisait vraiment.

Après d’amples mouvements, le sang a fini par revenir. Je n’avais jamais eu aussi mal aux mains à cause du froid. Je m’imaginais déjà devoir abandonner des bouts de doigts, ceux-ci ayant noirci comme dans les films…

Je crois que le spectacle m’a aussi instantanément tout fait oublier. Notre arrivée au sommet était parfaitement coordonnée avec le lever de soleil et cet instant fut l’un des plus purs qu’il m’ait été donné de vivre depuis que j’étais parti en voyage. Je trouvais cela tellement magnifique, extraordinaire, que j’en eus des larmes à travers l’objectif.

Et que dire de David, notre guide, probablement le meilleur ? Alors que toutes les cordées avaient quitté le sommet au bout d’une quinzaine de minutes, nous avons été les derniers à en partir après avoir été les premiers à l’atteindre. Nous vivions l’expérience maximale, dans tous les aspects.

La mer de nuages était ravissante tout en bas mais elle ne m’attirait pas. Nous étions tellement bien à présent avec ce soleil salvateur. Mais ce soleil, c’était aussi un risque potentiel, avec la rapide détérioration de la glace sous son effet. Nous avons donc repris le chemin, en restant bien attentifs : nous avions atteint le sommet mais nous n’étions pas redescendus…

« Atteindre le sommet est optionnel. Redescendre est obligatoire. »

Ed Viesturs

De retour au camp haut, j’ai eu une brutale chute d’énergie, comme si toute l’excitation et les endorphines s’étaient évanouies pour laisser place à la réalité de la situation : une fatigue légitime après les efforts et le sommeil perturbé. Jurgen n’était pas différent. Se passer le sucre pour en mettre dans son thé relevait tout à coup de l’effort surhumain.

Après une bonne soupe et quelques instants de sieste, nous sommes finalement redescendus au camp de base. Notre ressenti était partagé : c’était sans doute une des plus belles expériences de notre vie, elle n’aurait pas pu mieux se dérouler. Notre rencontre, nos plans, notre préparation, notre guide, cette météo : tout s’était parfaitement aligné.

Revenus au camp de base, nous attendions tranquillement notre voiture quand David a été appelé en catastrophe. Une cordée partie sur la voie française du Huayna Potosi, très verticale, avait décroché et il était appelé en renfort pour organiser les secours, du fait de son expérience. C’est donc dans ces circonstances malheureuses que nous nous sommes séparés.

Le retour a été un peu désordonné, entre cette mauvaise nouvelle, le chemin plein de bosses et une grosse fête de rue, la Fiesta del Gran Poder, qui nous a empêché d’arriver jusqu’à destination. Nous avons donc fini à pied.

Alors que la douche venait de finir de nous décontracter et qu’on s’apprêtait à se détendre, nous avons entendu parler du clasico paceño, la demi-finale pour le championnat de football entre Tigre (The Strongest) et Bolivar, qui devait avoir lieu en fin de journée.

Sans y réfléchir plus longtemps, je suis allé chercher des tickets au stade et nous nous sommes retrouvés en tribune avec les ultras de Tigre. David nous avait beaucoup parlé de son club en jaune et noir et la pensée nous a fait sourire. Quant au contraste de se retrouver dans un stade de foot dix heures après avoir atteint le sommet du Huayna Potosi, il fut total !

C’était un soir de grosse ambiance, l’arbitre paraissait acquis à Tigre et des chants ont résonné dans le stade pendant les quatre-vingt-dix minutes. Pour finir, ce fut un match nul et Tigre s’en alla en finale : « nous » avions gagné !

Après un bon repas et une grosse nuit, nous sommes passés par l’agence pour donner des nouvelles de notre expérience et s’enquérir des secours de David. Par chance, il y avait « seulement » des os cassés. Cette histoire se terminait donc le mieux possible. Nous pouvions nous séparer avec Jurjen après ces belles aventures.

Le lendemain de mon retour de Rurrenabaque, j’ai voulu refaire un tour général de La Paz, que j’avais entrevu plusieurs fois depuis mon arrivée, sans l’avoir vraiment parcouru. Je me suis rendu au musée de la coca pour en savoir plus sur cette plante à la portée si forte dans les traditions nationales, d’autant plus avec un Président de la République anciennement cocalero, un cultivateur de coca.

Je fus amusé de découvrir que, bien avant que ne soit interdite la cocaïne, cette dernière était fortement recommandée pour le traitement de problèmes médicaux variés et qu’on en faisait la publicité à la télévision et dans les magazines.

J’ai aussi appris l’existence du vin Mariani, une boisson tonique française créée en 1863 par un pharmacien, à partir de feuilles de coca macérées dans du vin de Bordeaux. Une autre surprise vint du fait que le Coca-Cola fut l’héritier de ce vin et composé à l’origine de feuilles de coca et de noix de kola.

C’était une drôle d’ironie pour la boisson par excellence des Etats-Unis, eux qui combattent maintenant fermement la cocaïne et ceux qui produisent sa principale composante.

Le musée montrait aussi des rapports, comme celui de 1950 à l’origine de l’interdiction de la coca par la convention des Nations Unies de 1961, où la plante était jugée responsable du « retard mental et de la pauvreté en Amérique du Sud ».

D’autres études s’attachaient à souligner ses bienfaits, comme une meilleure résistance au travail, une meilleure ouverture des alvéoles pulmonaires ou encore un meilleur équilibre de la glycémie…

Sorti de là, je suis allé acheter ma chompa tout près du Marché des Sorcières, où l’on pouvait aussi tomber sur des fœtus de lama ou des becs de toucan. J’ai ensuite rejoint El Alto pour une dernière vision toute en relief de la ville.

Le lendemain, j’ai terminé mon tour par la rue Jaen, chargée d’histoire et toute en couleur, avant de me rendre sur la place Murillo, où se trouvent le palais du gouvernement et l’assemblée législative. Véritable lieu de rassemblement, de nombreuses personnes s’y trouvaient, dont des cholitas et des aymaras transportant vivres et bébés dans leur aguayo, ce rectangle de tissu aux couleurs très vives.

Il ne me manquait plus que le mirador de Killi Killi pour compléter ma compréhension de la ville, dire adieu à l’Illimani et saluer les mariés qui venaient de passer devant l’office de l’état civil.