Ambiance cinématographique : Lost in translation – Sofia Coppola

En partant pour un tour du monde, je souhaitais forcément être chamboulé dans mes habitudes et mes repères. A chaque passage de frontière, les cultures changent, plus ou moins, mais l’arrivée en provenance de l’Inde m’a offert l’un des plus gros chocs, une des plus grandes divergences de ma vie.

J’étais toujours sur la planète Terre, mais ces deux réalités étaient comme les deux faces opposées d’une même pièce. Je venais de passer d’un extrême à l’autre. Sept mois après mon départ, j’allais retrouver un pays de niveau de vie occidental, et avec lui, un confort bienvenu, puisque parfois mis de côté.

J’allais aussi et surtout retrouver mes deux meilleurs amis, mes compagnons d’aventure et mes camarades de vie : Anthony et Daniel. Le Japon se visiterait avec eux (enfin, une partie !), ou ne se visiterait pas. Les emplois du temps étaient synchronisés, les billets d’avion achetés, la fête pouvait commencer.

Les retrouvailles étaient programmées à l’aéroport. Arrivé la veille au soir, tard, j’y ai dormi pour être aux premières loges le lendemain. J’ai donc eu ma première expérience des fameuses toilettes à bidet, et de leur séchoir intégré.

En bons connaisseurs de mes vices, ils ne m’ont pas rejoint les mains vides. C’est autour du fromage, de la charcuterie et du vin, des goûts quelque peu oubliés mais qui ressurgissent très vite, que nous avons rattrapé les histoires des derniers mois et donné une trame à notre séjour ici. Une pause nécessaire avant de se lancer dans un temps limité.

Nos premières observations de la ville (et en schématisant, du pays) ont été unanimes. La propreté est partout dans les rues, le désordre nulle part. Pourtant, on n’y trouve aucune poubelle. Le silence est impressionnant, aucun klaxon, aucune agressivité au volant. Dans les transports en commun également, où le savoir-vivre est extrêmement codifié : pas question de téléphoner, de tenir une discussion de vive voix ou de manger à l’intérieur.

Les chemins sont tracés, personne n’en sort, tout le monde respecte l’ordre public et range sa personne et ses volontés à la suite. Tout le monde dispose de son espace : les piétons, les cyclistes, les fumeurs. « La liberté des uns s’arrête là où commence celle des autres », et ce mantra de vie en commun est appliqué à la lettre dans la plus grande agglomération du monde, une mégapole de trente-huit millions d’habitants.

La politesse est poussée à son extrême, les rapports sociaux sont souvent ponctués de révérences obséquieuses et encadrées de salutations et remerciements de la part de tout le personnel d’un restaurant, d’un magasin ou même d’un bus. Cela faisait l’effet d’une petite musique à chaque passage de porte. « Ohayo gozaïmass, konichiwa, arigato gozaïmass, sayonara… ! »

Le service va de pair et la moindre question (ou demande de recommandations) à la réception d’une auberge de jeunesse ou à un inconnu dans la rue se transformait en recherche approfondie et instantanée sur Google pour donner la meilleure réponse, et les moyens efficients pour s’y rendre.

Dans la rue, c’est une offre continue de nourriture ou de boisson à laquelle nous faisions face, avec les nombreux distributeurs et restaurants et leur vitrine pleine de « faux » plats, et les fameux et ubiquitaires konbinis, épiceries ouvertes chaque minute de l’année, où l’on peut aussi trouver tout ce qu’on pourrait chercher, du magazine au vêtement de rechange, du dernier manga au tabac.

Enfin, il y a une grande pudeur dans les relations amoureuses, les couples n’exposent jamais en public leur affection. Pour les autres, les contacts sont formellement évités, la distance entre les hommes et les femmes est marquée, comme avec l’existence de wagons séparés dans certains transports en commun.

A priori, il y a une place particulière de la femme ici, des non-dits. D’un autre côté, certains mangas de charme mettent en scène des personnages au corps de pin-up et à la tête d’adolescente.

C’est avec un véritable temps d’automne que nous avons débuté notre exploration de la ville. En tout premier lieu, nous avons rejoint Akihabara, célèbre pour ses boutiques d’électronique, de mangas et de jeux vidéo. Cet endroit est aussi appelé « ville électrique », avec toutes ses devantures illuminées.

Après avoir explosé de rire devant les joueurs en réalité virtuelle, du fait de leurs mouvements brusques suite à de grosses frayeurs, nous avons glissé une petite pièce dans les bornes d’arcade pour revenir un peu dans notre enfance. Nous avons surtout constaté que nous n’avions aucune commune mesure de talent avec les habitués des lieux, connaissant les jeux, les combinaisons, les ennemis, par cœur.

Combat sur Tekken 7

Dans cet environnement, nous étions heureusement assez loin de la charge de travail et du stress qui accompagnent beaucoup de situations professionnelles, et qui peuvent aller jusqu’à la mort par surmenage, ce qu’on appelle le karoshi. La détente était poussée à son extrême, allant même jusqu’à reproduire les courses d’un célèbre jeu vidéo en plein espace urbain.

Nous avons poursuivi avec le quartier de Shibuya, et son célèbre carrefour. Plus de cent mille Japonais (et touristes !) le traversent quotidiennement. Quand les feux sont verts, cette marée humaine déferle sur les passages piétons, dont l’un est en diagonale, avant de se retirer pour laisser place aux voitures.

La journée et la nuit se sont terminées à Shinjuku, entre du lèche-vitrines où il était possible de payer en bitcoin, la crypto-monnaie, quelques verres de whiskey japonais ou de saké dans un des minuscules bars de Golden Gai, accueillant au maximum une dizaine de personnes bien entassées, et une soirée déjantée et bien déguisée pour Halloween, dans un club décadent.

A l’occasion d’une discussion avec des voisins de bar, j’ai appris, à ma grande surprise, que la langue japonaise s’écrivait en partie avec des caractères chinois, les kanjis.

Nous avons mis à profit les jours suivants pour arpenter d’autres lieux mythiques. ​Kappabashi, la « ville cuisine », regorge de fournitures pour les restaurants, mais c’est aussi et surtout le lieu où tous les chefs et apprentis cuisiniers viennent commander leurs couteaux santoku, ceux-ci étant renommés dans le monde entier et issus d’une longue tradition de production de lames, après la reconversion des fabricants de katanas qui opéraient autrefois pour les samouraïs.

Dans le quartier d’Asakusa, au bout de l’allée marchande de Nakamise, nous attendait Senso-ji, le plus vieux temple bouddhiste de Tokyo. Nous n’étions évidemment pas les seuls, le site étant un haut lieu touristique, mais nous avons pu observer notre première pagode à étages, celle-ci en comptant quatre.

Nous avions dans l’idée de visiter le marché de poissons de Tsukiji, le plus grand au monde, où s’y déroule une vente aux enchères de thon (dont le record s’établit à environ un million deux cent mille euros pour un thon rouge géant de plus de deux cents kilos). Mais nous sommes arrivés trop tard.

La balade pour y aller nous a tout de même offert de belles vues des rues tokyoïtes, parfaitement rectilignes et pleines de verticalité. Pour pouvoir encore mieux les apprécier, nous sommes montés à cent cinquante mètres du sol, à l’observatoire de la Tour de Tokyo. Il s’agit tout simplement de la Tour Eiffel japonaise, culminant à peu près à la même hauteur et reconnaissable à sa robe rouge et blanche. De là-haut, une surprise assez monumentale nous attendait : un coucher de soleil imprenable sur le Mont Fuji

Bien des jours plus tard, nous sommes revenus à Tokyo, pour le départ imminent de Daniel et Anthony. Comme leur avion partait tôt le matin, nous nous sommes fait nos adieux en boite de nuit, en plein quartier de Roppongi.

Aussitôt partis, je me suis retrouvé pris dans une histoire assez louche, allant même jusqu’à être séquestré, dans un bar où on m’intimait l’ordre de payer pour des consommations que je n’avais pas commandées. Grâce à l’expérience acquise face à des exemples manifestes de corruption ou d’escroquerie, lors de pays précédents, et à un peu de comédie, j’ai pu me sortir de l’arnaque sans frais, au seul prix d’un beau tourbillon émotionnel et d’une patience sans failles.

Pour terminer la découverte de ce beau pays, à l’histoire intense et la culture si riche, je me suis rendu au Musée National. Cela a été l’occasion de me rendre compte à quel point le Japon a adopté de nombreuses caractéristiques de la Chine (écriture, administration, religion), pour ensuite les façonner à son style. L’influence se retrouve dans les kanjis, l’art, avec la peinture à l’huile et la calligraphie, le bouddhisme, la cérémonie du thé et tant d’autres exemples.

L’histoire du pays va de pair avec celle des shoguns, dictateurs militaires, chefs de puissantes familles dirigeant de facto le Japon, et celle de l’empereur, aux fonctions plus spirituelles. Cette dualité a pris fin après la période d’Edo, à la Restauration de Meiji (1868).

Le pays, qui s’était volontairement refermé sur lui-même, s’est soudainement ouvert et a rattrapé son retard technologique et commercial. Avec cette dernière, a aussi disparu le système de classes sociales, dont l’une était composée des guerriers, parmi lesquels on trouvait les samouraïs.

Leurs armures et épées étaient exposées dans le musée, au milieu d’autres collections de kimonos historiques.