Ambiance musicale : La colegiala – Rodolfo y su Tipica RA7

De retour à la centrale hydroélectrique, nous avons passé les commerces qui s’étalaient le long de la fin des rails pour atteindre le parking qui signalait la fin de la route. Des colectivos attendaient de potentiels randonneurs pour les mener à Santa Teresa.

En étant trois, la chose a été simplifiée, même s’il a fallu payer pour la place vide. La nuit était déjà tombée, nous voulions simplement trouver un repas, assis à une table, et une nuit dans un petit hôtel. Ce petit village allait nous offrir tout cela, sans compter la douche froide en extra.

Le programme de la journée était simple : repos et reprise de forces, avant de rejoindre Yanama en voiture, au bout de la piste, pour attaquer la deuxième partie de notre trek : la plus sauvage.

Nous avons donc fait des allers-retours entre l’auberge et le marché, pris un petit-déjeuner et un déjeuner qui ressemblaient à des diners et agrémenté le tout de jus de fruits et desserts. Sur les rares stands qui étaient ouverts, nous avons fait le plein de cacahuètes et raisins secs, notre secret énergétique.

S’agissant d’un colectivo, là aussi, nous avons patiemment attendu que la voiture veuille bien se remplir et ce ne fut pas chose aisée. Par ailleurs, nous avons compris que des liaisons récentes avaient été annulées pour cause de mauvais temps. Sans être pressés, nous espérions tout de même pouvoir quitter le village dans la journée.

Nous avons finalement réussi à partir, chargés d’enfants, de mères et de vieillards, et de toutes les marchandises dont un hameau très isolé pouvait avoir besoin. La remontée du rio Santa Teresa, que nous avions descendu à pied, ne posa aucun problème.

La difficulté allait bientôt se dresser devant nous. De cette vallée plutôt humide et dense, nous allions devoir grimper jusqu’au col Mariano Llamocca, à quatre mille six cent soixante mètres d’altitude, enneigé, avant de passer de l’autre côté.

Le véhicule était surélevé, nous étions relativement lourds et la piste devait offrir un revêtement plutôt opportun pour passer. Mais c’était sans compter sur les pneus lisses qui l’équipaient. Après quelques fausses déceptions et possibles redémarrages, nous nous sommes retrouvés bloqués en pleine ascension.

Ce qui s’apparentait au début amusant d’une aventure pour nous n’était en fait qu’une partie du quotidien de ces personnes. La relative quiétude à l’intérieur du van ne devait pas nous faire oublier l’altitude et ses dangers, en termes météorologiques, et la nuit qui pouvait faire varier toutes ces conditions.

Le constat a été sans appel : il fallait déneiger à la pelle et faire le chemin à la lueur des lampes de téléphone portable. La chose paraissait entendue puisque les pelles étaient à portée immédiate : le conducteur a donc commencé le travail.

Patients et regroupés dans le véhicule dans un premier temps, nous avons ensuite réalisé qu’il voulait gratter le chemin jusqu’au col, ce qui relevait d’un petit travail d’Hercule. Sans instruction particulière, les plus vaillants sont donc descendus et ont apporté leur contribution, avec une pelle, une lumière, leurs chaussures ou ce qu’ils trouvaient.

Une femme, qui nous apparaissait légèrement âgée, a laissé son mari, peu mobile et à la santé fragile, pour participer aux opérations, du début à la fin. Resté dans le van, celui-ci tuait l’ennui en fumant, quand une jeune maman s’occupait de ses deux jeunes enfants.

Nous avons retiré la neige sur plus d’un kilomètre, sur les passages de roues. Les faibles lumières balayaient les flancs de la montagne de façon diffuse, au fur et à mesure des épingles de route, sur les différents niveaux où des personnes intervenaient.

La scène a duré presque quatre heures… Transposée à l’heure occidentale, elle aurait probablement fait les titres d’une édition régionale de journal télévisé, où l’on aurait rapidement cherché les responsabilités, on se serait offusqué de la situation pour les « personnes à risque » et des experts auraient apporté leur éclairage depuis un confortable plateau de rédaction.

Ici, bien qu’indigente, la situation paraissait être normale. Elle n’a alimenté aucune exclamation ou envolée lyrique alimentées par la peur, le stress ou la volonté de battre le consensus, vaincre les éléments et se sentir respecté, convaincu de son importance. Les gens ont fait ce qu’ils pouvaient, avec ce qui se dressait face à eux.

Nous avons pu reprendre la voiture et aller jusqu’au col, où nous avons dû nous arrêter de nouveau. Quasiment arrivés à la partie plane, nous nous sommes simplement mis à plusieurs pour pousser et passer la difficulté faite de neige fraiche.

Pour tous, c’était la fin des efforts, mais j’espérais simplement que la piste ne soit pas dangereuse en-dessous : nous n’allions pas recouvrer l’adhérence que nous n’avions pas eu à la montée !

Arrivés entiers à plus de vingt-trois heure trente, dans un froid en phase avec une nuit et un vent à trois mille huit cents mètres d’altitude, nous avons rapidement regardé ce qui se présentait à nous pour nous rendre compte que les options étaient plus que limitées.

Par chance, la mamita qui tenait la lampe pendant tout le travail nous a invités à camper devant chez elle, sur un terrain plutôt plat. Nous avons monté rapidement les tentes avant qu’elle nous permette, avec le sourire, de les rejoindre dans la cuisine qui était la cabane en terre, au toit de paille, où se trouvait le foyer du feu et le lieu de vie des cochons d’Inde.

Ce moment nous a réconfortés, assorti d’un café bien sucré et d’une soupe maison. De là, nous avons sorti nos réchauds et popotes et avons préparé des pâtes au thon pour tout le logis. Leur fils et sa fille nous avait rejoints, malgré l’heure très avancée, et toute la famille était quelque peu surprise et amusée par notre attirail. Même si les mots pouvaient manquer, ce fut un grand moment de partage et de simplicité.

Après avoir dormi quelques heures, nous avons petit-déjeuné, toujours en compagnie de nos hôtes. Le menu était constitué de café et de pommes de terre. Chez les descendants des Incas, la patate est reine. Bien loin de notre conception très réduite des pommes de terre, il en existe plus de cinq mille variétés dans les Andes. Quant aux cochons d’Inde, ils n’étaient pas là pour amuser la petite fille ou tenir compagnie.

Nous étions à une soixantaine de kilomètres des infrastructures du tourisme de masse d’Aguas Calientes, de ses foules de gens aisés, comme nous, venant voir de leurs propres yeux l’une des merveilles du monde. Et pourtant, un monde séparait ces 2 endroits. Nous touchions du doigt le Pérou rural, enclavé, modeste, jusqu’à ce qu’une autre attraction ne vienne le transformer.

Malgré cela, le sourire continuait d’animer le visage de la mamie, qui était la véritable cheffe de la maison, dernière couchée, première levée, et aux soins aussi bien du papi que de la petite fille, avec un reste de générosité touchante envers nous.

Après les avoir remerciés chaleureusement pour leur accueil et s’être emplis de gratitude pour ces moments, nous avons repris les lourds sacs à dos et entamé la première étape de ce nouveau trek. Nous avions étudié notre route et on m’avait prévenu bien avant mon départ en voyage : le Choquequirao se mérite, ce n’est vraiment pas une question de distance mais tout est vertical.

Nous avons donc commencé notre cheminement par six cents mètres de montée, jusqu’au col San Juan où quelques rayons de soleil réussirent à percer simultanément à notre arrivée. Nous ne savions pas encore, à ce moment-là, que nous ne le reverrions qu’à la fin de cette randonnée.

La vallée était recouverte de nuages et nous tutoyions de nouveau les sommets enneigés, paraissant si proches…

En basculant de l’autre côté, la vue s’est bouchée. Le chemin était boueux et descendait à pic. La végétation était dense, luxuriante et humide. Cela allait durer une bonne partie de l’après-midi, avec pour seul but de descendre les deux mille trois cents mètres de dénivelé, dans une relative monotonie.

Descendre, encore et toujours. Regarder ses pieds pour ne pas voir le mur en zigzag qui nous attendait le lendemain et qu’on pouvait clairement distinguer en face, abrupt et inquiétant. Une attention de tous les instants également, face à ce terrain difficile.

Cette expérience fut finalement plus difficile que je l’avais imaginée. La fatigue nerveuse de la répétition égalait maintenant celle physique des jambes et des clavicules. Dans la bataille, mes chaussettes n’ont pas résisté.

Le campement que nous avions repéré ne comprenait aucune installation, c’était simplement un endroit plus plat, où trois tentes pouvaient s’installer au bord du rio Blanco. Cela suffit amplement à nos occupations du soir, puis chacun regagna son tapis de sol et son sac de couchage avant même vingt heures.

Nous avons démarré assez tôt le lendemain pour parer à toute éventualité et avaler les mille cinq cents mètres de dénivelé nous séparant du col Choquequirao. Nous connaissions le tracé, et nous allions le vivre dans le brouillard avec une alternance de pluie. Dans ces conditions, mon rhume rencontrait un terrain trop propice pour pouvoir m’en débarrasser…

Sur le chemin, nous nous sommes arrêtés aux ruines de Pinchaunuyoc, qui préfiguraient les installations que nous allions trouver plus tard. Ces aménagements en terrasse tombaient à pic et étaient alimentés par un réseau d’eau. J’avais l’impression d’être dans un amphithéâtre ouvert sur toute la vallée.

Nous avons ensuite continué notre ascension dans les nuages et déjeuné juste avant le col, où le froid, le vent et l’humidité redoublait. La même routine s’installait à chaque fois, avec les bouts d’avocat, de pain, de fromage, de chocolat puis nos cacahuètes et raisins secs. Nous nous étions réparti les vivres par repas pour ne pas avoir, tous, à tout sortir des sacs à chaque fois.

A partir de là, nous sommes redescendus légèrement sur le flanc de la montagne et nous pouvions enfin avoir la satisfaction d’y être. Cependant, la pluie a redoublé à ce moment et nous traversé la place centrale et le complexe avec les sacs, sans y prêter plus d’attention que cela. C’est le camping que nous visions alors.

Avec toute cette énergie dépensée, nous étions au ralenti et avions besoin de nous reprendre, ce qui fut possible. Nous sommes ensuite allés visiter les terrasses qui se trouvaient juste en dessous, et qui étaient probablement le secteur agricole.

Contrairement au Machu Picchu qui est complètement découvert, le Choquequirao possède la beauté romanesque de n’être pas complètement visible, certaines ruines étant encore recouvertes de végétation et pas complètement mises à nu.

Ses trente pour cent de domaine visible ne sont qu’une invitation à vouloir en entrevoir plus. Cela donne lieu à beaucoup d’extrapolations, et on peut deviner les terrasses qui se poursuivent, les escaliers qui descendent encore…

Des travaux étaient en cours quand nous sommes passés, que ce soit pour continuer les excavations ou seulement entretenir le domaine d’année en année, puisque la saison des pluies et le climat ne tardent jamais à faire pousser la végétation de façon ostensible.

Comme pour les terrasses du matin, nous faisions encore face à une belle œuvre de génie civil, avec des gorges très profondes juste en-dessous. L’inclinaison de la pente et des escaliers était d’ailleurs extrême.

Harassés comme rarement, nous nous sommes encore couchés avant vingt heures. La pluie est tombée durant la majorité de la nuit et le réveil s’en est trouvé très humide, voire trempé. Par chance, les nuages se sont un peu levés au début de notre visite.

Même si la cité présente beaucoup de points communs, tant dans l’organisation que l’architecture, avec le Machu Picchu et pourrait être considérée comme sa sœur, un point fondamental les différenciait : la popularité.

En étant uniquement accessible en deux jours de marche, seuls quelques randonneurs en autonomie ou assistés de mules et de personnel pouvaient avoir le privilège de fouler ses pelouses. Le calme évident de l’endroit devait se confondre avec celui ambiant au moment où il a été découvert, avant sa sœur, au XVIIIème siècle.

Le lieu a lui aussi servi de centre religieux et culturel et probablement joué un rôle de lien entre la forêt amazonienne et la ville de Cuzco. La place centrale abritait un temple, des bâtiments administratifs et des quartiers de résidence, quand des dessins de lamas, au nombre de vingt-quatre, venaient habiller certaines terrasses en contrebas. Des canaux et autres sources irriguaient tout le domaine.

Après le déjeuner, nous avons repris nos sacs et descendu un pan complet de montagne soit mille cinq cents mètres de hauteur. Avec de la perspective, les surplombs que nous rencontrions avaient de quoi nous donner le vertige, en amont du rio Apurimac.

Tout en bas, le camping sonna la fin de l’humidité et on put savourer cette douceur bienvenue en observant les étoiles. On pouvait même imaginer que le soleil devait bien taper dans le coin, vu les senteurs d’herbes grillées, les cactus, et la terre terriblement sèche, par opposition avec les jours précédents.

Dernière étape de ce trek sinusoïdal, il nous restait encore à monter un versant montagneux, avec la perspective de terminer sur un superbe mirador et de s’extirper de la profondeur de ces gorges.

Commençant très tôt pour échapper aux grandes chaleurs, je suis parti plein d’ambition, avec la volonté d’en finir avec ces autres mille cinq cents mètres de dénivellation. Les mules qui me précédaient me donnèrent la cadence élevée nécessaire.

Arrivés en haut, le soulagement était palpable. Nous en avions terminé avec ce trek commencé neuf jours auparavant. L’aventure se terminait bien et les photos se justifiaient : ce relief si abrupt et déchiqueté nous avait posé quelques difficultés.

Nous avions parcouru, depuis Mollepata, cent quarante-deux kilomètres, avalé huit mille huit cents mètres de dénivelé positif et dévalé quelques dix mille six cents mètres de hauteur. La coupe était pleine. Et dire que certains traileurs peuvent parcourir cela en moins de vingt-quatre heures…

Nous avons consommé nos dernières ressources de fruits secs puis pris une première voiture pour Cachora. La deuxième nous a emmenés jusqu’au croisement avec la route pour Cuzco, où l’encas local prévoyait un plat de maïs avec du fromage chaud et des pommes de terre.

Ce fut aussi ici que je vis les premières images du Mondial de football se déroulant en Russie, et dont j’avais pu observer les préparatifs sur place, quatorze mois plus tôt.

La suite consista en un retour rapide à la vie en dehors des montagnes, avec un bus me paraissant interminable pour rentrer, une pizza tellement grande pour célébrer la fin qu’il fut impossible de la terminer et une volonté de bien dormir sapée par le retour à la communauté et ses désagréments, le lit moins confortable que le duvet et la toux qui me guettait toujours…