Ambiance cinématographique : Carnets de voyage – Walter Salles

Qui dit nouvelle destination dit nouvelle épreuve de négociation au terminal. Je commençais à comprendre les règles non écrites des gares routières et m’amuser du jeu offert par les rabatteurs. Ce soir, je visais la ville de Santa Cruz de la Sierra, dans le département du même nom.

Je n’avais pas prévu de m’y arrêter. Ainsi, aussitôt arrivé au petit matin, j’ai cherché la ligne de micro qui pourrait me déposer le plus près d’un autre arrêt, d’où allaient partir des voitures, une fois pleines, en direction de Samaipata.

Petit village tranquille à deux heures de route, il promettait du calme, avec à peine trois mille habitants, et de la douceur de vivre, par l’altitude et le climat qui y régnaient. En effet, en s’éloignant de la Cordillère des Andes et en restant sur ses premiers contreforts, nous allions tout juste être à mille huit cents mètres d’altitude.

Je ne connaissais pas encore cette Bolivie-là ! D’ailleurs, j’ai très vite remarqué que les gens n’étaient plus de type andin. Les peaux étaient moins marquées. De nombreux étrangers s’étaient aussi arrêtés un jour ici pour recharger les batteries et n’en étaient jamais repartis. Elle était surnommée « Samaitrampa », le piège de Samaipata.

Arrivés avec Christoph, retrouvé en chemin, nous avons fait un petit tour de la ville nous confirmant toutes les bonnes choses qu’on avait pu en entendre. Les rues étaient dégagées, les murs étaient décorés et quelques bars astucieusement implantés annonçaient la possibilité de se divertir la nuit.

Nous avons alors pris un taxi pour El Fuerte, site pré-inca ayant été érigé à des fins religieuses. Doté d’un immense rocher, dont les parois ont été taillées pour aménager canaux et bassins, il est décoré de plusieurs figures de félin gravées.

Ce centre a ensuite accueilli les populations de tous les colonisateurs, incas ou espagnols. Si la plupart des vestiges sont bien visibles et documentés, il reste encore une certaine dose de mystère autour de cet endroit, qui n’a pas livré toutes les significations des représentations. Très loin dans le ciel, on pouvait apercevoir quelques condors.

De retour le soir, nous nous sommes laissé porter par l’atmosphère ambiante. Les quelques étrangers qui s’étaient installés se connaissaient tous et avaient monté divers commerces. Il se retrouvaient ensuite chez l’un ou l’autre pour célébrer la nuit. Nous avons donc commencé par une pizza et des bières puis continué avec le concert d’un artiste chilien, mêlant électro et cumbia.

En poursuivant encore dans un autre bar, nous avons fait la rencontre de deux sœurs brésiliennes qui revenaient de Vallegrande et La Higuera, où Che Guevara avait passé ses dernières heures. Avec leur enthousiasme, elles venaient de planter les graines de notre intérêt futur.

Le jour suivant fut nettement plus calme, le village étant en grand nettoyage annuel. Alors que c’était d’habitude un lieu de vie fort agréable, le marché était cette fois désert et tous les marchands s’étaient organisés pour venir à bout ensemble de la corvée annuelle.

Partis avec plein d’ambition le lendemain, nous voulions découvrir la Colline des Condors avec un guide. Il s’agissait d’un lieu où l’observation était privilégiée, avec de grands espaces propices aux longs vols des plus grands rapaces sur Terre.

Malgré toute notre bonne volonté et notre attente durant trois heures, nous n’en avons vu aucun. Je commençais à désespérer d’en voir à une distance acceptable… Quand un vautour voulait bien s’aventurer, notre guide secouait latéralement la tête, nous indiquant ainsi qu’on ne le flouait pas comme ça. Une belle cascade nous a tout de même offert une belle oasis de fraîcheur.

En revanche, quelques discussions intéressantes ont tourné autour d’Evo Morales, leur président, nous avons appris plein de choses à son sujet et compris que ce n’était pas le candidat préféré de la région. Au détour d’une autre phrase, j’ai agréablement accueilli la nouvelle de la réouverture de Sucre : tout n’était donc pas perdu et je commençais déjà à imaginer mes déplacements suivants.

Le lendemain, nous avons donc pris la direction de Vallegrande, d’abord en taxi jusqu’à Mairana avant qu’un minivan ne se remplisse pour notre destination. Dans la même veine que précédemment, la ville était très tranquille, bien que plus grande. Nous avons tout de suite contracté les services du guide de nos camarades brésiliennes, tant elles nous l’avaient recommandé, et à raison.

Nous allions aujourd’hui parler des derniers instants d’Ernesto Guevara, jeune docteur argentin de bonne famille devenu l’une des personnalités les plus en vue du XXème siècle, par son action révolutionnaire marxiste et ses visées internationalistes.

Ces voyages en Amérique Latine, avec Alberto Granado, l’ont rendu témoin d’inégalités socioéconomiques criantes. Ses observations et expériences l’ont amené à penser que seuls des mouvements brusques et violents contre des systèmes étatiques permettraient d’établir les changements nécessaires et aboutir à plus de justice.

C’est ainsi qu’il s’est engagé dans le mouvement du 26 juillet de Fidel Castro pour prendre le pouvoir à Cuba en 1959, après deux ans de guérilla et le renversement du dictateur Batista. Devenu commandant, il a exercé différents postes, comme directeur de la banque centrale et ministre de l’industrie.

Mais alors que le dirigeant cubain était attiré par le pouvoir et l’avait obtenu, Che Guevara voulait, lui, exporter la révolution cubaine qu’il avait théorisée, dans une volonté de libérer les peuples et délivrer le tiers monde, que ce soit de l’impérialisme colonial ou des deux blocs de la guerre froide.

Il s’est alors rendu en 1965 en République démocratique du Congo, ancien Congo belge, pour tenter de diffuser ses idées, sans succès, avant de revenir en Amérique du Sud en 1966, ici même, d’où il comptait irradier tout le continent et unir tous les pays sud-américains avec ses convictions communistes.

Pendant onze mois, il a entrainé quelques guérilléros s’autoproclamant « armée de libération nationale » dont était proche Régis Debray, écrivain et philosophe français. Cependant, il ne réussit pas vraiment à trouver d’appuis localement, face aux campagnes de désinformation ou aux mésententes avec les dissidents. Le peuple, majoritairement paysan et analphabète, ne voyait dans le Che que des ennuis potentiels.

C’est en octobre 1967, à trente-neuf ans, que Che Guevara a été capturé et exécuté par l’armée bolivienne, entrainée par l’agence américaine du renseignement, la CIA.

Avec un contexte pareil, j’allais pouvoir mieux appréhender les lieux de visite. Nous nous sommes tout d’abord rendus à la laverie de l’hôpital municipal Señor de Malta, où le révolutionnaire fut exposé aux médias du 9 au 11 octobre, avant d’avoir les deux mains coupées, gardées comme preuves, et de subitement disparaître.

Nous avons ensuite rejoint des terrains proches de la piste d’aviation. Une première parcelle contenait la fosse de douze combattants, dont Tania, unique femme du groupe.

Le mausolée et le musée où nous avons terminé notre tour n’étaient pas là par hasard. Soucieux de faire disparaître le mythe en même temps que l’homme, les dignitaires boliviens avaient enterré à la hâte plusieurs corps, dont celui du Che, au bout de la piste. Cela s’était fait dans le plus grand secret.

Mais en 1995, des fouilles ont été entreprises après qu’un général ait révélé des informations cruciales. Une vague de curieux et d’admirateurs a alors déferlé pour visiter les lieux et rendre hommage au libérateur déchu. Il fut trouvé en 1997 par une équipe cubaine et rapatrié avec ses compagnons d’armes à Santa Clara, à Cuba.

Après cette journée se posait la question de la suite. Fallait-il aller plus loin, pour en savoir plus, au risque de sombrer dans un voyeurisme malsain ? En savions-nous assez, en avions-nous assez vu ? Mon intérêt pour l’Histoire et mon opportunisme me poussaient à aller à La Higuera, puisque je ne serais probablement plus jamais aussi près et disposé à y aller.

Christoph était beaucoup plus mesuré à cet égard. Finalement, après de nombreuses hésitations, nous avons rappelé notre guide et enclenché la visite pour le lendemain. Après le village de Pucara, nous avons rejoint la piste pour arriver jusqu’à la Quebrada del Churo.

C’était le lieu des derniers combats, en contrebas, celui où dix-sept guérilleros firent face à plus de mille soldats. Après des heures d’escarmouche, ils finirent par se rendre, Che Guevara étant blessé aux jambes et son fusil rendu inutilisable.

Les informations étant suffisantes, nous n’avons pas voulu aller voir absolument l’environnement de cette reddition. En revanche, et comme un pied de nez à l’excursion précédente, nous avons pu observer des condors au col bien blanc.

Arrivés au village, le culte de la personnalité du Che battait son plein. Nous y avons trouvé des bustes, des peintures, des photos. Des citations accompagnaient souvent les images. Une nouvelle école avait fait son apparition et reçu des aides cubaines pour se développer, ainsi que fournir des services de premiers soins dans cette région reculée.

Nous avons enfin visité l’école, celle dans laquelle notre protagoniste fut sommairement exécuté le 9 octobre. Reconstruite depuis ces événements, les portes étaient restées d’époque et elle abritait maintenant les messages de visiteurs du monde entier.

En jetant un coup d’œil au registre de visites, j’étais impressionné par la diversité des nationalités représentées. La personne qui avait les clés du local nous a expliqué qu’elle avait quatorze ans au moment des faits et qu’elle s’était cachée pour ne pas être enrôlée dans l’armée.

Ayant fait le tour des attractions, j’ai tenu à ce que nous nous rendions au Bar des amis du Che, dont nous avaient parlé les sœurs. Christian et Nanou, Français, tenaient ce bar-restaurant-auberge-librairie depuis une dizaine d’années et avaient trouvé dans cet espace le socle de leur épanouissement personnel.

Christian était un puits de connaissance sur le Che, racontant anecdote sur anecdote, de la raison de ses yeux ouverts sur son lit de mort à l’étoile de son béret, qu’il ne portait plus après avoir renoncé à sa nationalité cubaine.

S’en sont suivis des échanges très intéressants. Ils étaient très heureux de nous montrer ce qu’ils avaient construit ici, et prenaient plaisir à échanger en français. Alors que cette visite était plutôt collée aux monuments et aux faits, ces deux-là permettaient de rendre la chose mémorable, par le côté atypique de leurs choix et mode de vie.

Notre guide a fini par nous brusquer un peu, voyant que nous nous sentions bien là, dans une relative communion d’esprits. Pour célébrer notre rencontre, j’ai alors échangé mon bouquin de dix nouvelles d’Ernest Hemingway contre Vol de nuit, roman d’Antoine de Saint-Exupéry que le Che donna à son garde du corps avant de partir au Congo.

Rien ne pourra jamais effacer le tampon du bar sur sa première page ni l’effet que me procura cet échange, tant le propriétaire insufflait de la solennité au moment. Conformément à ma promesse, je n’ai jamais troqué contre aucun autre livre celui-ci. Le trèfle à quatre feuilles offert par Nanou à mon départ sert d’ailleurs toujours de marque-page.