Ambiance musicale : Nantes – Beirut

En ce matin de mars, j’étais partagé sur ma prochaine destination. Même s’il y a toujours des choses à voir et des gens à rencontrer, j’allais traverser toute une région où je n’avais pas envie de m’arrêter.

Santiago de Chile, la capitale, me tendait les bras, tout en étant relativement distante. D’un autre côté, Pichilemu, lointaine et complètement excentrée, me faisait un clin d’œil. Et cette idée, je ne l’aurais pas eue sans Lucie et Sixtine, qui venaient de trouver, au bord de l’Océan Pacifique, leur nouvelle étape idéale.

Mon absence de choix n’était pas contraignante, vu que j’allais effectuer mon trajet en auto-stop, quoi qu’il arrive. Il fallait juste que je mette en route et je me dis que le chemin allait me dévoiler la destination.

Après avoir facilement rejoint Villarrica, je me suis placé dans un endroit que je pensais très approprié. Et là, ce fut l’habituel moment de vérité : il n’y avait plus qu’à arborer le meilleur sourire et croiser les doigts, tout en levant le pouce.

Une vingtaine de minutes plus tard, une voiture m’a dépassé, hésitante, avant de disparaitre. Cette même voiture est réapparue quelques instants après, et s’est arrêtée devant moi. On venait de faire demi-tour pour me ramasser… et ce couple d’Allemands, Nora et Stefan, étaient en route pour Santiago !

Cela ne laissait rien présager mais m’assurait d’une destination possible. Nous avons donc commencé à discuter, pour ne plus nous arrêter, chacun ayant sa petite histoire, allant des produits Décathlon, où ils avaient travaillé, au Cañi, qu’ils avaient visité le jour précédent, sans qu’on s’y croise. Les kilomètres défilaient, et pour autant, je trouvais la chose presque trop facile. Après le déjeuner sur une aire de repos, j’ai pris la décision de rejoindre Pichilemu. « Puta la wea ! »

Après plus de cinq cents kilomètres, de nombreux changements de paysages, couleurs, température, et autant d’anecdotes, je me suis fait déposer au milieu de rien, près du village de San Rafael. Le sentiment était particulier, mais je sentais que l’aventure se passerait à l’ouest.

Mon sac de nouveau sur le dos, c’est un père de famille qui travaillait à la CONAF qui m’a ramassé. J’ai tout de suite senti l’hésitation, et le côté plus farouche des gens du coin. J’étais très loin des pôles d’attraction touristique et on n’était pas habitué à voir des vagabonds trainer par ici. Pour autant, j’ai très vite brisé la glace, le courant est bien passé et, après m’avoir déposé et récupéré sa nouvelle femme et ses deux enfants, il est finalement venu me récupérer et m’emmener à un carrefour plus simple.

Aussitôt après, c’est une voiture à benne qui s’est arrêtée en me dépassant de quelques mètres. Comme il n’y avait plus de place à l’intérieur, le passager, sans réellement échanger de mots, m’a instantanément montré l’arrière, comme si de rien n’était. « Monte derrière et profite de la vue », semblait-il me dire du regard. Il y avait peu de routes secondaires, je leur ai fait confiance.

Nous avons traversé quelques villages où une procession catholique avait lieu, en plein milieu de la route. J’ai alors réalisé que nous étions Vendredi Saint et que ces coins reculés célébraient cela pieusement.

Nous roulions au milieu des cultures de raisins, d’olives, de pommes et de poires. Cette province de Colchagua donnait de quoi produire beaucoup de vin, et les fruits de la vigne avaient la taille de petites prunes. Cette fin d’après-midi dévoilait des couleurs très chaudes, j’étais au grand air et un immense sentiment de liberté m’étreignait.

Arrivés à une intersection, et voyant le véhicule s’engager dans la mauvaise voie, une simple tape sur le toit de la voiture a suffi à signifier ma volonté de descendre. Les occupants n’avaient pas l’air de vouloir parler, mais leur gentillesse fut extrêmement simple. Quasiment sans un mot, je suis descendu du coffre, les ai salués et remerciés de la main et ils sont partis.

Une personne m’a ramassé pour trois kilomètres supplémentaires, une autre pour quinze, puis Ariel a fait son apparition. Les cheveux longs, le style surfeur, il venait pourtant de Santiago mais allait s’installer lundi dans la région, et pas n’importe où : à Pichilemu !

Au-delà de cette rencontre et des discussions très agréables qui en ont découlé, je venais de valider mon dernier ticket pour ma destination. Le soleil venait de passer sous l’horizon, et sans lui, j’aurais dû gérer une nuit dans un lieu inconnu, même si avec une tente, tout est possible.

Le ciel s’est brutalement et totalement obscurci à trente-cinq kilomètres de l’arrivée, à Bucalemu, la nuit s’est installée en un claquement de doigts, accompagnée d’une épaisse brume. Nous avons été accueillis par des bouchons à l’entrée de la ville (un concept que j’avais oublié depuis mon arrivée en Amérique australe), de nombreuses personnes de la capitale venant profiter de la longue fin de semaine accordée par la Semaine Sainte.

J’ai rapidement trouvé une chambre particulière (un autre concept oublié depuis mon départ en voyage), les auberges étant toutes complètes, puis nous nous sommes retrouvés avec mes camarades Sixtine et Lucie, pour boire quelques bières et mon premier Pisco Sour, cocktail dont la paternité est revendiquée par le Chili et le Pérou, le tout couronné d’un completo italiano (hot dog garni de mixture d’avocat et recouvert d’une dose excessive de mayonnaise) et de papas fritas.

Il fallait bien cela pour célébrer la réussite du jour, exactement sept cents kilomètres d’auto-stop, avec six voitures et encore une énorme dose de confiance dans l’humanité acquise, mais aussi le fait d’avoir complètement lâché prise sur ma destinée, de l’avoir laissé me mener, en lui faisant confiance.

Je suis sorti du confort de la voiture allant directement à Santiago pour m’exposer à l’adversité, arriver au bout et gagner en confiance en moi par la même occasion. Ce jour-là, il était écrit que ça fonctionnerait, et je ne savais pas encore dans quelle mesure j’allais être récompensé de ma prise de risques.

Après une petite nuit, le réveil s’est accompagné d’une brume grise très disgracieuse, laissant la ville toute endormie. Le soleil est finalement sorti en milieu de matinée, pour dévoiler un réseau de routes de bitume et de sable, et une atmosphère très détendue.

J’ai pris mon petit-déjeuner en face de l’océan, sur la plage de sable noir, avec des « demi-lunes », le nom local des croissants. Le soleil était total, le bord de mer était rempli de plaisanciers, et d’attractions pour les distraire.

De retour à la maison d’hôtes, qui me paraissait relativement bizarre jusqu’alors, par son organisation, son aménagement et les quelques gens endormis croisés de bonne heure, j’ai réalisé que j’étais en fait le seul international de la maison, et qu’il s’agissait d’un repère de Chiliens de passage, avec les familles complètes.

Contrairement à une auberge classique, avec une population relativement proche de moi dans l’âge, la provenance et les moyens financiers, j’étais ici en pleine immersion chilienne, ce qui est une chance incroyable, surtout quand on réalise la bienveillance et la gentillesse de l’accueil national.

Amelia, la patronne irlandaise venue s’installer vingt ans auparavant, m’a offert un grand verre de Borgoña en guise d’apéritif (du « Bourgogne » donc, mais qui s’avère être un cocktail de vin rouge et de fraises), ce qui n’a pas manqué de faire réagir son employé, me charriant en me laissant entendre que j’étais bien vu.

La cuisine, qui était pleine de chefs en action, était inaccessible, mais on m’a très vite fait comprendre, dans la discussion, mais aussi avec de l’argot coupé au couteau, que je n’aurai pas à me soucier des gamelles pour aujourd’hui. Après des verres de bière (bus avec du citron et le rebord recouvert de sel et de merken), on m’a tendu une pleine assiette de cazuela de pollo, avec sa salade, en prenant soin de me réserver les meilleurs morceaux !

J’étais gêné d’être autant choyé, privilégié, et venais de prendre une réelle claque, avec autant de générosité gratuite, sans arrière-pensées, et surtout, dirigée vers un étranger. Une expérience à méditer… Aucun d’entre eux n’était bouddhiste, ni n’a entrepris ses actions dans ce but précis, mais leur karma était assurément au sommet de l’échelle.

Comme une cerise sur le gâteau, le match entre Colo Colo et Universidad Católica était diffusé en ce début d’après-midi, et chacun avait son parti pris pour la première équipe, la plus populaire, dans ce Superclásico entre les deux clubs de la capitale.

La journée s’est poursuivie avec une promenade et une sieste sur la plage. Alors que le soleil se couchait, des couleurs d’exception sont apparues. Des gens cuisinaient des barbecues dans certaines maisons côtières et la nouvelle de la requête de la Bolivie, voulant récupérer Antofagasta et l’accès à la mer, s’est répandue sur les télévisions.

La nuit, la pleine lune a permis d’observer un spectacle dont la puissance surprenait les badauds, avec des vagues se fracassant violemment sur la digue. De retour à la maison, j’ai immortalisé l’anniversaire qui se célébrait simplement, avec une enceinte de musique, de la bière, de la viande achetée en commun et grillée, et des discussions détendues. Là encore, je me suis trompé en donnant quatre ans de plus à la reine du jour…

En cette deuxième journée, le gris du matin est resté accroché au littoral, pour ne jamais s’en détacher. Pour égayer cela, il fallait bien un mille-feuille au dulce de leche. Ces retrouvailles avec les viennoiseries furent quelque chose de très satisfaisant, après une année de rupture.

Je me suis finalement rendu vers l’endroit de surf le plus reconnu, la Punta de Lobos, dans des conditions assez fortes. Les plaques commémoratives de gens emportés ici, dans la pratique de leur passion, annonçaient clairement le danger. L’océan était impressionnant, les rouleaux de vagues se succédant dans un balai infini et soutenu.

Pour les surfeurs aguerris, prendre une vague à cet endroit leur assurait une glisse de plusieurs centaines de mètres, mais ils s’exposaient à des risques considérables. Le lieu, bercé d’un vent glacial, délivrait une atmosphère dramatique, poétique, ce qui a sans doute donné des idées aux artistes du centre-ville.