Ambiance cinématographique : Touching the void – Kevin Macdonald

Le bus de nuit s’est bien passé et notre arrivée s’est faite dans un paysage de carte postale de montagne, ensoleillé et à taille humaine. J’éprouvais beaucoup de plaisir d’être là après Lima qui m’avait parue grise, trop grande et polluée. Nous avions quitté la côte.

Huaraz est en effet située à trois mille quatre-vingts mètres dans la partie centrale des Andes péruviennes, et c’est un point de départ idéal pour visiter la célèbre cordillère Blanche, chaine de montagne tropicale la plus étendue du monde qui comprend de nombreux lacs, glaciers et sommets de plus de six mille mètres d’altitude.

Le Huascaran, point culminant du pays à six mille sept cent soixante-huit mètres, se trouve dans cette zone, de même que l’Alpamayo, parfois considérée comme la « plus belle montagne du monde ».

J’ai tout de suite adhéré à cette ambiance détendue de petite ville servant de camp de base. De tous les endroits traversés auparavant en Amérique du Sud, c’est le premier où je me suis fait ostensiblement appeler gringo, et à différentes reprises. Tout le monde s’appelait amigo, maestro, jefe, joven, profe… et des tuk-tuk bien décorés, nommés toritos, parcouraient les rues.

La ville paraissait assez récente. Je compris plus tard que cela venait de deux séismes et glissements de terrain particulièrement dévastateurs et meurtriers en 1941 et 1970. Le barrage retenant l’eau de fonte des glaciers avait lâché à la suite des secousses.

Les rues et le marché étaient plutôt colorés, et les dames portaient des chapeaux plus hauts que ceux rencontrés jusqu’ici.

L’auberge que nous avions choisie était très agréable, c’était un repaire de gens qui venaient trekker à tout niveau possible, et un certain nombre d’eux se retrouvaient à rester ici plus longtemps que dans leurs plans. La diversité et le nombre de choses à faire dans le coin était énorme et il régnait une ambiance incroyable du fait du propriétaire, Paul, qui avait la gouaille et parlait sept langues.

Nous avons passé une première journée tranquille, à découvrir les environs et monter à un belvédère, pour repérer les coins et nous aider dans notre réflexion. Notre programme était à construire, mais nous voulions aussi voir le huitième de finale de la France.

Trek du Santa Cruz, laguna 69, Paron, Churup, glacier Pastoruri… Autant de noms qui se bousculaient dans notre tête, comme une liste de choses à avoir absolument coché dans le coin et avec autant de temps à accorder à chaque fois… La nuit allait sans doute nous donner des réponses.

En tout cas, elle allait être utile au magasin de téléphonie pour changer l’écran de mon téléphone portable, dont la batterie avait gonflé avec les changements d’altitude et que j’avais cru pouvoir réparer moi-même en haut de la butte, avant de le rendre complètement inopérant.

Ce faisant, je n’avais temporairement plus Maps.me et je me rendis compte de la dépendance et du besoin que j’avais de cette application. Sans cela, un trek paraissait plus hasardeux. Même redescendre dans la ville et retrouver notre auberge comportait des doutes !

Le lendemain, le petit-déjeuner partagé sur la terrasse a complètement rabattu les cartes concernant le programme futur. Cette personne, avec qui j’échangeais mes plans, revenait d’un trek dans la cordillère Huayhuash qui l’avait littéralement émerveillée. Une nouvelle option se présentait donc, en sept jours ou plus, plutôt peu fréquentée, à l’exception de quelques groupes accompagnés.

Dans l’indécision totale, nous sommes partis pour Wilcacocha, une lagune de la cordillère Noire qui allait nous offrir un peu d’acclimatation en gravissant six cents mètres de dénivelé et un panorama grandiose sur la cordillère Blanche. Des paysans labouraient à la main et des champs dorés contrastaient merveilleusement avec le ciel bleu intense de la saison sèche.

Je savais que la discussion du matin avait déclenché quelque chose chez moi. C’était décidé : ce serait le trek du Huayhuash, en autonomie, et rien d’autre. Mon temps était limité et je savais qu’en faisant cela, j’allais amputer mon temps disponible en Colombie.

Mais c’était un choix de cœur, qui allait avec mes envies de dépassement de moi, de m’éloigner un peu des circuits trop courus et de m’immerger dans cette nature incroyablement graphique. Maintenant, il ne restait plus qu’à l’organiser, avec Camille qui était plutôt novice en la matière.

Le soir, j’ai croisé Victor et Vincent que j’avais connus au canyon de Colca. Ils arrivaient le soir et allaient enchaîner Laguna 69 et Santa Cruz en quatre jours, soit un de moins que normalement requis. Je leur ai remis la cartouche de gaz demandée puis on s’est salué en attendant de se revoir plus tard.

Le lendemain matin, l’effervescence était palpable, le match de la France contre l’Argentine allait commencer. Dans la salle à manger, il y avait des Argentins, des Français, et Paul, Belge, qui se positionnait contre la France et pour l’Amérique du Sud. Le maillot acheté à Lima allait pouvoir servir, sur mes épaules.

Si les choses furent bien engagées, nous avons déchanté à la cinquantième minute quand nous avons été menés. Une reprise de demi-volée plus tard, élue plus beau but de la compétition, nous étions de nouveau à égalité, avant que Mbappé ne nous mette à l’abri, même d’un troisième but argentin.

Ce match fut incroyable, dans son intensité et ses rebondissements, sans compter le cadre pour le voir. La joie n’en était que plus grande, même si nous savions que nous allions manquer le quart de finale, avec notre plan…

Nous avons consacré l’après-midi à la préparation du trek, pour l’équipement, le choix des options d’itinéraire, les courses, les renseignements sur les bus et le retrait d’argent. Rien ne devait nous manquer.

Le réveil a sonné très tôt pour pouvoir prendre le premier bus jusqu’à Chiquian. De là, j’ai eu un accroc qui a failli être très dommageable, puisque devant le fait que les touristes devaient payer plus cher le bus, je me suis emporté jusqu’à parler d’arnaque…

Cela n’a pas plu à la compagnie qui a bien failli me laisser sur le bord de la route. De là, je n’avais de toute façon pas d’alternative, et il a fallu faire amende honorable et croiser les doigts pour qu’ils veuillent bien m’emmener.

Sinon, Camille se serait retrouvée embarquée dans l’histoire, comme j’avais la tente, le réchaud, la gamelle et une partie de la nourriture. Malheureusement, à peine étions-nous descendus de ce second bus que je remarquais que deux bouteilles d’eau et ma crème solaire manquaient. J’allais devoir faire sans.

Nous étions à Pocpa, sur le départ, et après avoir payé les premiers droits d’entrée, qui servaient à financer des équipements de la communauté locale, nous avons enfin pu nous mettre en route, lestés de sac dépassant les dix-sept kilos.

Il nous a fallu une demi-journée pour atteindre Matacancha à travers un canyon et une vallée, avec un rythme tranquille de mise en route et une belle pause à midi à Pallca pour profiter de nos dernières victuailles non lyophilisées.

Nous avons installé la tente et rapidement pris la mesure de la situation. Aussitôt que nous nous sommes retrouvés à l’ombre, autour de seize heures trente, un froid intense s’est emparé de nous. Nous étions tout de même à quatre mille cent cinquante mètres.

Notre premier repas nous a fait découvrir la farine de pois, que nous avions pris pour une soupe, et qui avait finalement son effet réconfortant. Nous avons dû terminer le repas dans la tente, devant les éléments, pendant que les autres allaient quasiment se coucher.

A vingt heures, la tente était déjà gelée. Le décor était planté pour les jours à venir. Dans un dernier élan de motivation, je suis sorti faire quelques photos de nuit pour clore la journée puis je suis allé me coucher dans la tente, où nous étions tout recroquevillés, du fait de la présence de nos sacs, et bien couverts.

La vallée étant trop encaissée, nous nous sommes levés sans soleil et donc sans source de chaleur. Le petit-déjeuner s’est donc fait dans la tente. Nous avons ensuite décollé pour atteindre le premier col de la journée à quatre mille six cent cinquante mètres, Cacanapunta.

De ce promontoire, nous pouvions apprécier la grande vallée verte à nos pieds, traversée par des serpentins d’eau, et admirer les premières parois verticales enneigées. Au loin, une montagne complètement érodée laissait apparaitre des flancs sableux jaunes, oranges, gris ou violets.

Nous avons ensuite atteint la lagune Mitococha, en s’étant acquittés des frais d’entrée dans une nouvelle communauté et en ayant évité les pièges de cette zone spongieuse, en sautant sur de gros monticules de mousse remarquablement moelleux.

D’ici, le cadre magnifique se prêtait à un déjeuner mémorable. Comme en d’autres endroits, j’essayais de mémoriser chaque détail du décor pour les revivre lors de pauses déjeuner moins pittoresques.

Une anecdote, amusante après coup, nous est arrivée à ce moment-là. Un groupe de locaux nous avait demandé de leur prêter une bouteille d’eau, ce que nous avons fait. Au moment de repartir, nous avons voulu la récupérer mais celle-ci s’était retrouvée coupée en deux pour créer des assiettes de fortune.

Nous ne nous étions pas compris sur le concept du prêt… Après quelques discussions, ils ont bien voulu boire rapidement leur bouteille contenant du thé et nous la laisser pour continuer notre trek. Je ne pouvais pas me permettre de perdre une troisième bouteille ! Pas revanchards, nous avons pris quelques photos ensemble puis avons continué notre chemin.

Celui-ci nous a menés au deuxième col de la journée, toujours avec des zones humides à éviter avant qu’il ne se termine par quelques paysages très secs. Après une longue descente, nous avons atteint Carhuacocha, une lagune dominée par 3 pics majestueux et couverts de neige, dont quelques séracs sont tombés pendant le repas.

Le camping était situé à quatre mille cent cinquante mètres, mais ça ne m’a pas empêché de faire un brin de toilette revigorant. Après le repas et quelques photos, nous avons tenté un aménagement différent, en laissant les sacs à l’extérieur et en gardant la nourriture, ce qui fut bénéfique à notre confort et adopté pour la suite.

Nous nous sommes levés le lendemain avec un spectacle qui justifiait à lui seul les efforts déjà produits. La face Est de quatre sommets de plus de six mille mètres s’est enflammée avant de s’illuminer à mesure que le soleil montait. Les animaux de bât semblaient habitués à la beauté de la scène.

Nous avions, de gauche à droite, le Siula Grande, connu pour son ascension et sa douloureuse descente par Joe Simpson et Simon Yates en 1985, le Yerupajá, plus haut sommet de cette cordillère et deuxième du Pérou, le Yerupajá Chico et le Jirishanca, aux airs de mont Cervin selon l’angle utilisé pour l’admirer.

Nous nous sommes mis en route, les groupes se suivaient mais à bonne distance, sans que cela n’enlève de charme à l’expérience. Nous avons contourné l’étendue d’eau par la gauche, pour aboutir juste en-dessous des sommets en question.

Nous avons atteint et passé une deuxième lagune, celle de Gangrajanca avant d’arriver à un mirador et de découvrir par surprise une troisième lagune, juste derrière. Alimentée directement par la fonte des glaciers du Siula Grande, elle prend son nom, Siulacocha. Des restes de chutes de glace flottaient dans la première, aux eaux turquoise, tandis que la deuxième arborait des eaux plus transparentes, aux reflets parfaits.

La beauté du paysage venait encore de passer un cap. Elle était pure, simple mais terriblement forte. Nos yeux écarquillés ne se sont apaisés qu’après une heure pleine de véritable contemplation. Notre joie était intense. Le poids des sacs était oublié.

En reprenant la montée, nous avons vu apparaitre la quatrième lagune de la journée, Quesillacocha, complètement turquoise, et aux accents de cerise sur le gâteau. Cet enchainement de merveilles, dans un espace rapproché, sans que nous y soyons préparés, a déclenché un grand mélange d’endorphines.

Nous allions en avoir besoin puisqu’une épreuve nous attendait, avec le col Siula à la montée très raide. Puis vint le moment où les 3 lagunes se sont mécaniquement alignées, avec toute la cordillère Huayhuash au-dessus, et où les mots ne purent traduire la puissance de l’image.  

Arrivés en haut du col, nous en avons profité pour déjeuner un peu tardivement mais avec une vue panoramique maximale. Nous n’avions que soixante pour cent de l’oxygène habituellement présent dans l’air, sans ternir pour autant notre bonheur : nous étions au niveau du sommet du Mont Blanc.

Il nous restait maintenant à descendre de notre perchoir. De l’autre côté, une vallée s’étendait, verte, humide, avec quelques passages spongieux et des monticules aplatis très tendres, qui donnaient l’impression de marcher sur de la moquette.

Notre duo doublait et se faisait régulièrement doubler par deux Israéliens. Sans se le dire, je pense qu’on s’assurait une sorte de veille, pour vérifier que l’on était bien arrivés de chaque côté. Arrivés au camping de Huayhuash, à quatre mille trois cent trente mètres, nous avons déroulé notre routine avant de nous coucher au son de la guitare du groupe d’à côté.

Au réveil, la tente était congelée, mais contrairement aux autres nuits, les rayons du soleil sont très vite intervenus pour la sécher. Aujourd’hui était un jour spécial, puisque nous allions couper un bout de la cordillère, par un chemin peu usité, pour gagner un jour et éviter le camping de Viconga.

Pour cela, il nous fallait ne pas nous perdre et suivre le chemin que m’avait montré Paul sur la carte. Nous avons rapidement fait notre paquetage et sommes partis dans le sillon d’un autre groupe qui semblait en prendre la direction.

Le chemin n’était pas évident au début mais fut rendu facile grâce aux chevaux qui montaient. Lors d’une pause pour reprendre notre souffle, j’ai offert quelques fruits secs au couple de muletiers qui montait. L’échange fut bref vu que ceux-ci parlaient essentiellement le quechua.

Le Trapecio a fait son apparition et nous l’avons contourné pour atteindre son col, nous permettant d’observer deux de ses faces bien distinctes, l’une étant comme recouverte d’une mousse de neige.

A force d’efforts, et dans un vent redoublant de puissance, nous avons atteint le passage à plus de cinq mille mètres d’altitude. C’était la deuxième fois depuis le départ que nous dépassions le toit de l’Europe occidentale, et comme depuis le début du trek, chaque col laissait apparaître une récompense incroyable.

Cette fois, c’était un paysage entièrement minéral dont plusieurs lagunes bleu azur venaient briser la monochromie grisâtre, comme en réponse au ciel.

Nous avons déjeuné à la hauteur de l’une d’entre elles puis avons repris le cours de notre descente. Le vent glacial se conjuguait maintenant avec un ciel devenant de plus en plus incertain.

Nous avons finalement atteint la vallée et nous sommes installés au camping, sous un temps redevenant clément. L’objectif était atteint, nous pouvions profiter d’un soleil encore chaud et pour un bon moment, alors que nous n’avions pas l’habitude d’arriver si tôt les jours précédents.

Nous étions tout de même à quatre mille quatre cent cinquante mètres d’altitude et j’allais établir mon nouveau record d’altitude pour une nuit sous tente.

En regardant les choses de plus, j’ai remarqué que nous n’étions pas à Huanapatay mais plutôt au camping de l’Elefante, d’où démarraient les ascensions pour le col de Santa Rosa et San Antonio. Il aurait donc fallu continuer dans cette vallée monotone et s’arrêter à mi-chemin du village de Huayllapa.

La suite nous offrait donc deux options : poursuivre le trek prévu en sept jours ou intercaler cette autre étape, plus réjouissante, mais rajouter un jour, et donc une autre nuit dans les conditions que l’on connaissait.

Les efforts avaient été intenses jusqu’à présent et Camille n’était pas prête mentalement pour rallonger l’aventure. Nous y avons pensé chacun de notre côté, puis discuté des avantages et des inconvénients des options, en sachant que la deuxième ouvrait la voie à un élément oublié : être à Huayllapa, lieu de civilisation, le matin du quart de finale, que nous avions autant envie de voir l’un que l’autre…

Manquant d’informations plus précises, j’ai pris la direction de la grande tente du couple de Suisses qui faisait le trek en même temps que nous, qui avait contracté une guide, des cuisiniers et des animaux pour le portage.

La guide, Doris, était une Française d’une soixantaine d’années expatriée depuis très longtemps dans cette région. D’origine parisienne, elle avait un doctorat de langues et parlait le quechua parfois mieux que les locaux. Quant aux muletiers, c’étaient les personnes que j’avais déjà croisées dans l’ascension.

Une relation de confiance s’est assez vite instaurée et j’ai bénéficié de cette atmosphère chaleureuse, et réchauffée par le poêle, en même temps que nous échangions sur mon sujet de départ. Je suis allé chercher Camille pour qu’elle en profite aussi et que nous entendions les mêmes éléments.

Leur groupe allait se séparer pour la journée, les marcheurs montant au col de San Antonio pendant que les bêtes et leurs guides allaient prendre la vallée. Ils allaient se retrouver le soir au village. C’était un passage peu évident car très raide et en pierrier dans la descente.

En revanche, le col de Santa Rosa était plus abordable avec nos gros sacs, bien que tout à fait sportif et nécessitant une bonne agilité. Mais nous aurions une récompense visuelle en haut… Comme toujours ! D’un autre côté, la descente de la vallée dans laquelle nous étions allait nous apporter que peu d’intérêt.

Nous les avons remerciés, avons rejoint notre froide tente pour y manger et avons finalement décidé de rajouter cette étape. Ce n’était pas rien, d’un point de vue mental, puisque ce complément nous plaçait à la moitié du trek, alors que nous l’avions franchi avant ce revirement.

Le temps des questions étant résolu, nous nous sommes préparés après avoir mangé notre avoine matinale et avons attaqué la montée. Elle n’a laissé aucun suspense puisqu’elle partait directement de façon très raide.

Nous sommes arrivés au col en même temps que les Israéliens, qui étaient maintenant trois. Ils nous avaient rattrapé alors que l’on abordait le névé présent juste avant le sommet. Nous étions de nouveau au-dessus de cinq mille mètres et la célébration à l’arrivée s’est faite avec nos nouveaux amis : Michel, Ofer et Ben.

Cette fois, c’était le Siula Grande qui nous offrait sa face Sud, majestueuse, avec le lac Juraucocha à la base de celle-ci.

L’heure est venue de la délicate descente, tant sur pierrier que sur un chemin poussiéreux et glissant. Alors que nous descendions, nos camarades immortalisaient le moment en tenue minimale, un rite amusant dont ils avaient pris l’habitude lors de précédentes expéditions.

Nous avons déjeuné en bas ensemble avant de nous séparer, puisqu’ils voulaient ajouter une étape. Il nous restait une longue descente dans la vallée avant d’arriver à Huayllapa.

Arrivés au village, nous avons payé nos tickets à la communauté avant de prendre un mauvais chemin et de nous retrouver dans un camping payant, tête à tête avec les muletiers des Suisses. Sachant qu’il en existait un gratuit, nous avons rebroussé chemin, après que ces derniers nous aient invité à manger le soir.

Nous avons installé la tente, acheté un dessert et eu la confirmation que le match de l’équipe de France contre l’Uruguay avait lieu le lendemain, et qu’une télé se trouvait dans l’épicerie… On allait donc pouvoir le voir !

Nous avons rejoint ensuite nos hôtes sous leur tente, pour le thé puis un dîner de haut calibre en comparaison de notre régime : soupe de pâtes, omelette aux épinards, pomme fourrée avec un fruit jaune puis pêches au sirop et tartelettes au chocolat… quel festin !

Les conversations allaient bon train. Puis des annonces ont retenti dans le haut-parleur du village : un âne avait fait des ravages quelque part, il était maintenant emprisonné et le propriétaire devait venir le lendemain le récupérer et régler les dommages. Par ailleurs, une minga, tradition de travail collectif au service de la communauté, allait aussi avoir lieu tôt le matin.

Nous savions que nous allions continuer de nous suivre pour le reste du trajet. Il ne nous restait plus qu’à les remercier pour cette belle soirée, et dans leur langue :

« Merci et Yosulpakyi ! »

En sortant de là, j’étais infiniment reconnaissant pour ces deux journées de plénitude, portées par le destin, entre des actes manqués, des rencontres et de la générosité. Ce trek n’aurait assurément pas été le même sans ces événements.

Nous nous sommes couchés vers vingt-deux heures, sans mettre de réveil. La nuit fut beaucoup moins froide qu’auparavant. Au matin, un petit conseil de village se tenait sur le stade, en règlement du problème de la veille, avec quelques discussions en cercle. La démocratie était en action !

Le match devait être à dix heures mais cela me surprenait car c’était différent des autres confrontations. Comme nous avions tout rangé, nous avons commencé à avancer dans le village, relativement vide du fait des travaux collectifs.

Arrivés à l’épicerie, nous avons acheté quelques aliments et demandé si nous pouvions regarder le quart de finale. Il avait en fait commencé depuis vingt minutes, sans qu’aucune des deux équipes n’ait pris l’avantage.

Le cadre était complètement surréaliste : la Coupe du Monde de football s’invitait ici, avec une retransmission hasardeuse au fil des coupures, deux gringos dont un qui portait le maillot de son équipe, dans un commerce où la tenancière allait et venait, nous laissant parfois seuls dans l’échoppe. Les locaux s’en amusaient d’ailleurs.

Et comme un bonheur n’arrive jamais seul, Varane puis Griezmann ont eu la bonne idée de marquer pour donner la victoire à la France. Cela était de très bon goût, car nous avions retardé notre départ au maximum et qu’il était plus facile d’assumer le programme de la journée, soit mille deux cent cinquante mètres de dénivelé positif et deux cent cinquante de négatif, avec une bonne nouvelle.

La montée s’est réalisée dans un cadre toujours magnifique, même s’il ne battait pas celui des jours précédents. On avait pu s’y habituer à force ! Nous avons atteint le col et quasiment tutoyé le Mont Blanc pour la quatrième fois, à quatre mille sept cent cinquante mètres.

Nous sommes ensuite descendus jusqu’au camping de Gashpapampa où le groupe de Doris n’était pas installé. Elle nous avait dit qu’il y en avait un plus tranquille et surtout beaucoup moins exposé à l’ombre et au vent juste après, mais qu’il y avait une ambiguïté sur l’interdiction de s’y installer.

Nous avons tout de même continué et avons atteint Guspha juste avant que le soleil ne se cache derrière les grands reliefs. A plus de quatre mille quatre cents mètres d’altitude, c’est une donnée qui a son importance.

Après avoir mangé, nous avons rejoint notre groupe d’hospitalité attitré pour un thé avec du miel, et chanté la Marseillaise aux locaux, puisqu’on diffusait également les nouvelles du football.

La journée du lendemain n’étant pas la plus difficile, nous n’avions pas fixé de grandes ambitions quant à l’heure de départ. Pour autant, nous avons atteint le col de Yaucha, et ainsi coché pour la dernière fois les quatre mille huit cents mètres.

De là, il y avait deux chemins pour descendre et le chemin des crêtes nous a paru plus intéressant pour un final à la hauteur des étapes précédentes. Et, en effet, en marchant, la vue s’est ouverte et nous a offert un ultime panorama à couper le souffle avec toute la cordillère vue de l’Ouest. Les sourires étaient au beau fixe, nous étions en passe de conclure notre grande aventure.

Soudain, un condor est passé très près mais je n’ai pas eu le temps de dégainer l’appareil photo. J’étais ennuyé, sachant que c’était sûrement la dernière occasion de voir cet animal qui m’avait échappé sur tout le continent. Mais je l’acceptais…

Tout à coup, un autre est passé et a illuminé le ciel. Je ne pouvais pas le manquer. Cet instant magique venait clôturer ces sept jours de trek sur la cordillère du nom de la belette à longue queue, en quechua.

Nous étions assez exposés, le vent nous glaçait. Pourtant, l’aventure et les images étaient tellement remarquables que j’en ai versé une larme. La mère nature est d’une beauté incroyable, impitoyable par ses éléments et immense par ses dons. J’étais extraordinairement reconnaissant pour tout cela et pour la chance qu’on avait eue, tant sur la météo que les bonnes rencontres.

Nous avons déjeuné pour la dernière fois face aux montagnes, aux glaciers et à la nouvelle lagune du jour, celle Jahuacocha. D’autres condors s’invitaient aussi.

Puis ce fut l’heure de la descente, de celles qui finissent de vous achever les jambes au cas où il resterait encore un peu d’énergie. L’inclinaison était terrible mais cela nous a permis d’arriver d’autant plus tôt au camping. Cela sonnait aussi le retour à la civilisation, où des dizaines de tentes étaient installées et où un magasin vendait des boissons.

Une fois installés et grossièrement lavés, le repos et les discussions accompagnées de bière et de cancha ont occupé le reste de l’après-midi. Ce fut ensuite le moment des dernières et des adieux. Dernier repas dans ma tente, dernière fin de soirée avec Doris et son équipe, leur thé et leur miel, dernier coucher de soleil insolent et dernière nuit à quatre mille mètres d’altitude.

Le lendemain, un lever plus que matinal s’est imposé pour être sûr d’atteindre notre destination à temps pour le bus. Nous étions sur la piste avant six heures, nous obligeant à garder nos lampes frontales pour quelques instants.

Arrivés au col de Pampa Llamac, nous avons pris le temps de petit-déjeuner, rejoints par les Israéliens. Cette fois, les adieux à la cordillère devenaient bien réels. Puis nous sommes descendus de mille mètres d’altitude pour arriver à Llamac dans les temps.

Le bus nous a emmenés jusqu’à Chiquian où nous avons déjeuné. Un autre bus de plusieurs heures nous a ramenés à Huaraz, où l’un des camarades nous a attirés dans un restaurant pour un hamburger de célébration… et quel hamburger ! Nous avons instantanément retrouvé tout ce qui avait pu nous manquer sur le parcours en termes de calories.

Une douche chaude et une petite sieste plus tard, nous nous sommes retrouvés pour le diner dans un restaurant français, où j’ai pris une raclette qui n’en avait que le nom. J’aurais dû rester sur les plats locaux ou goûter le cuy, le fameux cochon d’Inde réservé aux grandes occasions.

Le lendemain matin, en petit-déjeunant sur la terrasse au soleil, j’ai transmis des informations sur le trek du Huayhuash de la même façon que j’en avais bénéficié une dizaine de jours auparavant : les yeux pleins d’étoiles et l’enthousiasme débordant.

Finalement, d’autres grandes questions se sont soulevées, pour la suite du voyage. C’était agréable de ne pas avoir à y penser pendant une semaine. Après des calculs, j’ai acheté mes billets de bus pour Tarapoto, avec une pause à Trujillo où j’allais pouvoir regarder la demi-finale pendant mon escale, de façon chronométrée.

La journée s’est ensuite passée tranquillement, entre lessive et ceviche pour le déjeuner. Ce choix ambitieux, au milieu des montagnes et si loin de la mer, s’est avéré payant.

L’après-midi a été l’occasion de trier les photos et d’en échanger quelques-unes avec Camille. Nos chemins allaient se séparer ce soir. Puis j’ai refait mon sac, repris un hamburger mais en version double dans le restaurant découvert, avant de partir à la gare routière en quête d’autres découvertes.

Je ne savais pas si je reviendrais un jour ici, mais j’avais la satisfaction d’avoir parcouru l’un des plus beaux treks du monde, et de n’avoir pas cédé au pas pressé qui me tenait, même si cela devait me faire renoncer à d’autres destinations plus tard.