Ambiance littéraire : Las venas abiertas de América Latina – Eduardo Galeano

La ville d’Uyuni n’étant qu’une étape, j’ai continué avec mes camarades jusqu’à la ville de Potosi. Au bord du salar, on pouvait remarquer son développement très rapide, les nouvelles constructions chassant les plus anciennes, mais sans aucun charme.

Dans le bus, j’ai pu discuter avec un géologue qui travaillait dans l’industrie du lithium, au sein d’un campement de deux cents travailleurs. Le rythme alternait deux semaines de travail pour une semaine de repos : il rentrait donc voir les siens à plus de trois heures de route.

Nous sommes arrivés de nuit, et en bas de la ville. C’était une information d’importance, car avec vingt-cinq kilos d’équipement sur les épaules, les quelques quatre mille mètres d’altitude ne facilitaient pas les mouvements. Nous étions dans la deuxième grande ville la plus haute du monde, le souffle haletant. Devant nous, le Cerro Rico formait un beau triangle illuminé.

Nous avons trouvé notre hébergement pour la nuit, une chambre d’hôtel à cinq puis nous nous sommes rendus sur la place centrale pour avoir une première idée de l’endroit. Quand le centre historique paraissait plutôt agréable, les faces de la colline semblaient plus précaires. Quelques musiciens andins avaient l’air de répéter un morceau. Sur le téléphone, Google se fondait dans le paysage et proposait ses services également en langue quechua.

Le lendemain, nous avons remonté une des artères principales au son des fanfares, certaines écoles défilant à grand renfort de cuivres. La ville, tout en relief, nous a donné un premier aperçu de la pauvreté dans laquelle étaient plongé un certain nombre de ses habitants. Les gaz d’échappement qui s’échappaient de minibus, sur lesquels on pouvait lire des kanjis, avaient du mal à se dissiper.

Nous avons rejoint la cantine populaire pour pouvoir se restaurer. Avec ce nouveau pays, de nouveaux tests culinaires allaient pouvoir avoir lieu, entre les caldos (bouillons) et les silpanchos, tout-en-un comprenant du riz, des pommes de terre, une escalope de bœuf panée et frite et un œuf au plat par-dessus, avec une petite salade de tomates et oignons.

Le marché était attenant et fournissait toute la viande nécessaire, conservée sans trop de manières et vendue sans balance à peser.

Après un maté réglementaire, nous sommes allés visiter la Casa Nacional de la Moneda, pour en apprendre un peu plus sur l’histoire de Potosi. Elle fut riche, dans tous les sens du terme. La ville a été fondée en 1545 après que des gisements d’argent aient été découverts sur le Cerro Rico.

La vice-royauté du Pérou, un des deux districts administratifs créés par la couronne espagnole pour gérer ses possessions d’outre-mer, a vite compris l’importance de cette découverte et mis en place l’extraction massive du minerai par le travail forcé des autochtones et l’utilisation d’esclaves venant d’Afrique pour travailler le métal et frapper la monnaie, des réals.

Pour cela, elle a détourné l’institution inca de la mita, des corvées imposées à tour de rôle aux hommes, pour des travaux qui bénéficiaient à toute la communauté. Ici, ces travaux allaient bénéficier uniquement à l’Espagne dans un premier temps, vers qui des quantités d’argent colossales voguaient.

L’Europe en a ensuite largement profité car l’Espagne, avec l’inflation, et au lieu de développer ses propres économie et industrie, a utilisé cette monnaie pour payer les marchandises produites par ses voisins. Certains historiens considèrent que cette nouvelle richesse a permis les conditions du développement industriel européen, et même celles de la Révolution Industrielle.

Du fait de cette activité, Potosi est rapidement devenue la ville la plus riche et la plus peuplée d’Amérique au XVIIème siècle, avec deux cent mille habitants. Cela la positionnait alors devant nombre de capitales européennes. La contrepartie, c’est que des millions d’indigènes ont péri du fait des pauvres conditions de travail.

De même, l’argent s’est fait plus rare à partir de 1800, et ce sont l’étain, le plomb et le zinc qui ont pris le relais. Une légende raconte que la quantité d’argent extraite fut telle qu’on aurait pu construire un pont de dix mille kilomètres au-dessus de l’Atlantique, reliant Potosi à la péninsule ibérique. Une expression est aussi née, pour signifier une grande valeur :

« vale un Potosí »

Il y avait d’autres Hôtels de la Monnaie dans l’empire colonial espagnol, et Potosi étaient le troisième derrière Mexico et Lima. Durant son existence, elle a d’abord frappé monnaie pour l’Espagne, puis pour les Provinces-Unies du Rio de la Plata avant de s’occuper de celle de la Bolivie jusqu’en 1951. Aujourd’hui, les billets boliviens sont imprimés en France, à Rennes.

Sur chaque pièce créée ici, le sigle PTSI était inscrit, avec les quatre lettres superposées. Selon notre guide, cela a pu servir de référence pour la création du symbole du dollar, mot qui pourrait d’ailleurs venir de « taller », l’atelier en espagnol.

Plusieurs techniques étaient nécessaires pour la production des pièces : du four pour fondre le minerai à l’utilisation d’un laminoir entrainé par quatre mules pour aplatir les plaques, des presses pour découper des cercles à celles pour faire apparaitre le dessin.

Il était aussi question d’art dans le musée et la montagne était l’occasion d’un syncrétisme entre des croyances catholiques et indigènes. A l’époque coloniale, La Pachamama pouvait être représentée comme un triangle, une montagne, et le rajout de la Vierge Marie au sommet, permettaient de les assembler, de les unifier.

Le cerro devient alors son manteau, et la mère de Dieu se positionne au-dessus de cela. La lune et le soleil (Inti pour les Incas) sont bien présents, et portent une signification pour les locaux qui ne savaient pas lire.

Le visage sculpté à l’entrée, avec le sourire plein d’ambition et de cupidité des conquistadors, laissait un sentiment de malaise. Sortis de cette visite, tous les voyageurs européens n’étaient pas très fiers de ce qui avait pu être fait dans le passé. Nous nous inscrivions dans une espèce de responsabilité historique. Puis une autre fanfare nous a replongés dans l’univers de la ville et permis de passer à autre chose.

Nous avons flâné vers la place centrale, un autre maté à la main, puis fait le tour des quelques clochers de la ville, tous plus colorés les uns que les autres, avant de choisir celui de la compañía de Jesus pour le coucher de soleil. Après le repas, nous avons retrouvé Christoph et d’autres connaissances du salar pour gouter la Potosina, bière de la brasserie la plus haute du monde.

Le lendemain, nous avons choisi de visiter une mine grâce à l’une des nombreuses agences qui le proposent. Les guides sont souvent d’anciens mineurs qui connaissent bien le réseau de galeries ou de l’entourage des familles exploitantes.

La première étape a consisté en un arrêt au marché des mineurs, où l’on peut trouver le nécessaire pour travailler et rendre hommage aux superstitions : des feuilles de coca, de la leija, des cigarettes, de la dynamite en vente libre, sans document nécessaire, du sulfate d’ammonium pour des explosions plus puissantes ou de l’alcool à quatre-vingt-dix degrés, pour des offrandes. Il est d’usage d’acheter quelques éléments pour les offrir aux mineurs.

Après avoir revêtu les vêtements de travail, notre guide nous a donné quelques explications. Si les mines sont la propriété de l’Etat, leur exploitation est gérée par les quarante-neuf coopératives du Cerro Rico, auxquelles les mineurs sont associés. Cette gestion collective permet de mutualiser le matériel, se répartir les secteurs et négocier de meilleurs prix de vente.

Chaque personne a un grade, que ce soit première, deuxième main, ou socio, celui-ci pouvant disposer d’une zone personnelle et contracter avec des gens pour sortir le minerai. Il y a ceux qui perforent, ceux qui remplissent les wagonnets, ceux qui les poussent…  Des tubes d’air comprimé courent le long des rails pour faire fonctionner les perforatrices.

De nos jours, les mineurs sont payés selon le nombre de wagonnets transportés, chacun faisant à peu près une tonne. De ceux-ci, ils peuvent espérer extraire un kilo d’argent, quand ce devaient être deux cents kilos au XVIème siècle. Cette raréfaction n’empêche pas les mineurs d’être encore mieux payés que de nombreuses professions, et d’accepter à ce titre les conditions de travail toujours aussi difficiles.

L’air est vicié et déjà naturellement dépourvu d’oxygène, la température est élevée, les vapeurs de cyanure et de silice s’infiltrent dans les poumons et réduisent considérablement l’espérance de vie de ces gens.

On ne peut pas oublier non plus les risques liés à l’utilisation d’explosifs, les coups de grisou, les chutes dans les puits du fait des galeries mal ou pas cartographiées et l’effondrement de tunnels datant parfois de plusieurs siècles.

Pour conjurer cela, ils s’en remettent au Tio, dérivé de Dios (Dieu), qui est considéré comme le protecteur des mines et la divinité du monde souterrain et des enfers. Dieu sur Terre et le diable en-dessous.

Celui-ci est représenté dans chaque mine par une statue décorée, dotée de cornes et d’un sexe démesuré, rappelant la vocation du Tio de féconder la Pachamama pour engendrer les bonnes veines de minerai. Un rite a lieu tous les vendredis pour s’éviter les malheurs, en remettant des offrandes.

Nous avions beaucoup négocié cette visite pour permettre à Luci et Gaby de venir, mais cela s’est ressenti sur les explications pauvres et le peu de cas que l’on faisait de nous. Nous étions vendredi et je m’attendais à une petite célébration du Tio, mais elle fut remplacée par des interactions légèrement agressives avec les mineurs partiellement éméchés, célébrant eux leur fin de semaine. Ce n’était en fait qu’un juste retour des choses.

Si les agences de tourisme proposaient ce genre de visites, elles avaient quelque chose de profondément dérangeant, de controversé. Nous, les occidentaux, venions visiter pour quelques instants une mine aux conditions de travail déplorables, là où les locaux travaillaient véritablement, pour leur pain quotidien, et acceptaient les risques sans les feindre.

Sans savoir si cela eut un lien, une violente migraine m’a obligé à rentrer me reposer ensuite, pour ne ressortir que le soir venu, pour une nuit de fête andine au musée universitaire. Là, des élèves proposaient de la nourriture ainsi que des musiques et des chants, tout en tournant autour d’une statue aux airs de déesse de la fécondité.

En rentrant, un spectacle de rue avait lieu devant l’église de San Bernardo. Créés par l’association catholique, ces jeux d’ombres comportaient une bonne dose d’éducation civique et religieuse et distillaient des leçons de bonne conduite aux enfants et parents, en lien avec la violence domestique.

Pour attirer le monde, ils distribuaient gracieusement de petits beignets et de l’api, boisson chaude et sucrée fabriquée avec du maïs violet et quelques épices.

La journée suivante, outre un changement d’hostal, fut le moment de se questionner sur le parcours futur. J’avais très envie d’aller à Sucre, la capitale constitutionnelle du pays, mais des rumeurs faisaient état de blocages de routes, de grèves et autres manifestations.

On ne savait pas vraiment si c’était possible ou pas, si des bus en partaient ou en revenaient, on entendait des histoires où des gens avaient dû marcher pendant deux heures pour s’éviter le service de taxis surexploitant la crise. Bref, il était urgent d’attendre et de voir si le lendemain serait plus propice.

De toute façon, j’avais déjà mon programme de la soirée. En contact avec Elise depuis Tupiza, elle m’avait appris qu’une autre soirée andine se profilait, aux allures très traditionnelles, sur les flancs du Cerro Rico, le seul, l’unique. Elle m’a aussi présenté à ses camarades d’auberge, Pablo et Antoine.

Le soir, nous avons donc uni les groupes et attendu patiemment que les festivités veuillent bien démarrer. Des personnes commençaient à se rassembler timidement, jusqu’à ce que la nuit tombe. Un cortège s’est alors formé, auquel nous nous sommes mêlés, pour monter en direction du Cerro Mojon Punta.

Les notes des flutes de pan et les tambours accompagnaient cette expédition dans l’obscurité, pas complètement sécurisée. Les chiques de coca arrondissaient les joues des participants, et chacun partageaient son breuvage, avec l’opportunité de goûter au chuflay, cocktail impliquant du singani, eau-de-vie de vin pas si loin du pisco, du ginger ale et du citron.

Une fois arrivés au sommet, des feux de bois ont été allumés et la musique a poursuivi son fil discontinu, coupé par quelques discours. Nous étions les simples spectateurs, privilégiés, de ce moment qui semblait empreint de solennité. Nous célébrions la fête de la Chacana, la croix andine.

Cette dernière, au-delà du motif géométrique carré avec des bords en escalier et un trou en son centre, est un symbole millénaire représentant les liens existants entre le ciel et la terre. Cette fête est celle du passage de la saison des pluies à celle plus sèche.

Nous avons compris qu’il s’agissait aussi d’une sorte d’entrée dans la communauté, un baptême pour quelques personnes, jeunes, qui allaient étudier cette année et continuer de porter haut la culture andine et ses traditions.

Le mot « partager » revenait fréquemment. Certains évoquaient les constellations, avec des dénominations différentes de notre zodiaque, comme le lama, ou le serpent. Le processus mystique s’est terminé avec des dons à la Pachamama.

Derrière nous, les ruelles de Potosi paraissaient illuminées de mille feux. La danse autour des groupes de musique a repris, avant que la descente en ville ne soit amorcée, dans la benne d’un camion. Nous venions de vivre une cérémonie à l’énergie incroyable, et le sommeil ne fut pas simple à trouver. Cela allait forcément rester gravé dans ma mémoire.

La journée suivante fut la répétition de la précédente, entre cantine et gare routière. Le temps était capricieux, et Sucre paraissait s’éloigner, sans certitude, ou plutôt celle de s’embarquer dans une galère. J’ai préféré patienter, pensant que cette situation avait des chances de se résorber.

Après mes adieux à Gaby et Luci, véritables compagnons des deux dernières semaines, je me suis rendu le soir au terminal, comptant prendre mon ticket à la dernière minute pour Cochabamba en profitant de la concurrence des rabatteurs.