Ambiance musicale : Soy mi soberano – Gustavo Cordera

Ce soir, j’allais passer la frontière à Kasani et rejoindre la ville de Cuzco au petit matin. Sur le papier, il y avait donc un arrêt pour se faire accorder quatre-vingt-dix jours sur le tampon du passeport, une autre escale avec changement de bus à Puno, avant de récupérer d’autres passagers à Juliaca et pouvoir entamer une nuit sur les hautes routes.

Ce petit programme a commencé à dérailler quand le froid m’a réveillé, le bus éteint et les portes grandes ouvertes. Une panne venait de nous clouer au milieu de nulle part, à mi-distance de l’arrivée. Une heure plus tard, un autre bus passait et récupérait les réfugiés que nous étions. Les derniers arrivés étant les plus mal servis, nous avons dû payer de nouveau et nous asseoir dans l’allée centrale.

Je craignais que cette situation perdure, mais nous avons finalement changé de bus au milieu de la nuit et pu dormir quelques heures avant d’arriver. Je ne m’attendais à rien en gare mais j’ai suivi un groupe pour faire part de notre mécontentement à la compagnie.

Après avoir remboursé les Français qui m’avaient avancé le paiement du bus, j’ai petit-déjeuné, l’air hagard. Alors que quasiment tout le monde était parti, on est venu me taper sur l’épaule, à ma grande surprise, pour me dire que la directrice était arrivée et qu’on pouvait me rembourser le trajet perdu.

J’ai ensuite rejoint Antoine, rencontré à Potosi, à l’auberge et il m’a très vite mis au fait du plan qu’il avait concocté avec Morgan : partir le lendemain sur le trek du Salcantay et enchainer avec celui du Choquequirao.

J’étais un peu cueilli à froid, entre la fatigue de la nuit, le gros rhume qui commençait à se porter sur les bronches et la perspective de neuf à dix jours de randonnée, mais j’étais également bien en phase. Nous allions pouvoir le faire en autonomie et à plusieurs, ce qui était pour moi la façon idéale.

Nous avons donc parcouru le marché de San Pedro et fait le plein de provisions, féculents, fruits secs, légumes et fromage. Même si nous allions pouvoir nous ravitailler en chemin, il convenait de viser au plus juste, chaque kilo supplémentaire rendant le sac moins agréable.

Pour la première fois depuis mon départ en voyage, je suis aussi allé consulter un médecin, à la clinique Pardo. La perspective de trainer mes symptômes ne m’enchantait guère et j’imaginais qu’il me fallait être en meilleure forme pour affronter les dénivelés et l’altitude conséquents.

De retour, nous avons préparé nos sacs et mangé un gros asado préparé par l’équipe argentine en charge de l’auberge. C’était une façon de dire adieu à ce genre de réjouissances, peu présente en trek. D’ailleurs, nous n’allions pas manquer non plus le groupe de musique andine en version rock ni la sortie en discothèque qui s’en suivit.

Après une petite nuit, nous avons pris un trufi jusqu’à Mollepata et laissé trainer nos yeux sur les paysages envoûtants à l’extérieur, entre des vallées riches de cultures et des montagnes aux pics enneigés. Puis il a été l’heure de se mettre en mouvement.

Ce trek était assez couru et nous allions donc rencontrer d’autres groupes, partis avec des agences. Mais, pour ce jour, il était tard et nous n’avons donc croisé que des mules chargées de transporter les sacs qu’ils ne voulaient pas porter.

Cela faisait un moment que nous ne baignions plus dans le soleil et il nous restait encore une heure de marche pour atteindre Soraypampa. Nous avons instinctivement levé le pouce quand une voiture est passée et nous avons été ramassés, avec une autre randonneuse allemande.

Nous voulions camper gratuitement et dans un cadre enjôleur et le village nous paraissait bien bruyant, avec les groupes présents. Bravant l’interdiction qu’il était fait de dormir quatre cents mètres plus haut, nous avons grimpé en pleine obscurité, dans un premier temps, en direction du lac Humantay, avant d’allumer notre lampe frontale une fois hors de portée du village.

Nous avons rapidement installé les tentes et mangé notre première soupe du trek dans un environnement qui paraissait exceptionnel mais dont nous avions du mal à imaginer les limites. En même temps que je savourais la fin de cette journée et voyais quelques étoiles filantes découper le ciel, je réalisais que je m’apprêtais à dormir sous tente à l’altitude inédite de quatre mille deux cent cinquante mètres.

Bien sûr, il a fait froid mais je ne crois pas qu’il ait gelé. C’est surtout le glacier qui nous surplombait qui nous maintenait bien au frais. Et lorsque le soleil s’est levé, nous avons pu prendre la pleine conscience du joyau auprès duquel nous venions de dormir.

Juste avant que les premiers groupes n’arrivent, nous avions déjà plié notre bivouac et repris la marche, ne laissant aucune trace. Ils étaient nombreux à monter et nous étions ravis d’avoir eu notre moment privilégié avec le lac. Nous devions redescendre au village puis monter en direction de l’Abra Salcantay, le col et point culminant de ce trek, avec quatre mille six cent trente mètres.

A mesure que nous montions, l’atmosphère se faisait de plus en plus austère. La neige a fait son apparition. Le Salcantay, plus haut sommet de la cordillère de Vilcabamba avec six mille deux cent soixante et onze mètres, n’a pas daigné se montrer malgré le vent glacial.

Nous avons ensuite entrepris une très longue descente dans la vallée, avec un changement assez lent mais constant dans les paysages, jusqu’à retrouver de la forêt dense juste au-dessus de Chullay, notre destination pour la nuit. A mi-chemin, nous avons eu une première alerte puisqu’Antoine était malade.

Nous espérions trouver un hostal à l’arrivée pour qu’il puisse passer une bonne nuit, mais le seul existant était plein. Il fallait absolument qu’il se remette d’aplomb car nous étions au tout début de notre programme. Nous avons campé en croisant les doigts pour que le repas et la longue nuit fassent leur effet.

Nous nous étions préparés à passer une journée de repos supplémentaire mais ce ne fut pas nécessaire. Nous avons donc repris le chemin, un peu tardivement mais contents. Nous sommes descendus le long de la rivière Santa Teresa, au gré des villages dont certaines maisons avaient les murs recouverts de messages politiques, peints grossièrement.

Après Sahuayaco, nous avons longé à droite et quitté le chemin pour traverser quelques plantations de café. Nous n’étions plus du tout en haute montagne mais dans des conditions à présent tropicales. Cela présageait aussi les derniers efforts de la journée : une belle ascension jusqu’à un mirador réputé sur le Machu Picchu.

Pour le voir, il aurait fallu arriver avant la nuit mais ce ne fut pas le cas. Comme l’avant-veille, nous sentions tout le potentiel de l’endroit mais sans pouvoir le vérifier. Ce serait donc le cas plus tard.

Nous avons cuisiné au feu de bois et mangé en essayant d’imaginer l’effet que nous pourrions ressentir le lendemain, à la vision d’un tel site. Rares sont les endroits sur Terre qui génèrent autant d’impatience… Ils sont mondialement connus mais nous voulons tous notre expérience avec, notre moment.

Le lendemain, le soleil fit son apparition par intermittence, perçant à travers les nuages et les averses, et donnant un air grandiose à la scène. Les montagnes se jetaient à pic dans la vallée, recouvertes d’un tapis vert. Plusieurs plans se succédaient, couronnés par des pics enneigés.

Au milieu, minuscule, le complexe se dévoilait au sommet d’une montagne. A sa gauche, on trouvait le Huayna Picchu et la montagne Machu Picchu à droite. Il fallait plisser les yeux pour arriver à repérer les champs en terrasse aménagés à ses pieds.

Nous sommes descendus de la montagne au gré des averses, faisant quelques arrêts quand les ponchos devenaient trop gênants. Les quelques pavés pouvaient être glissants et requéraient toute notre attention.

Après avoir traversé de nouvelles plantations de café et de bananes, nous avons rejoint la vallée et sa rivière Urubamba et sommes arrivés à la centrale électrique de Santa Teresa, où la gare Hidroeléctrica marquait le début des aventures pour les touristes en provenance de Cusco et la fin pour ceux qui marchaient sur le trek.

De cette station, un train quelque peu luxueux et tout à fait hors de prix, nommé après l’archéologue américain qui découvrit le site, rejoignait la ville d’Aguas Calientes, quatre cents mètres en contrebas du Machu Picchu.

Pour le commun des voyageurs, le trajet allait se faire sur les rails, mais à pied. C’était un véritable chassé-croisé de sacs à dos, une autoroute de mochileros, tranchant avec le calme relatif de la partie précédente.

Après quelques heures à éviter les croche-pattes des traverses en bois et un ravitaillement sous forme de miel en provenance d’une ruche sauvage, découverte par Antoine, nous sommes finalement arrivés au camping municipal, plutôt spacieux et offrant le calme que la ville d’à côté ne pouvait proposer.

Allégés de nos sacs contenant gite et couvert, nous avons tout de même atteint la ville pour acheter nos tickets d’entrée du lendemain, lors d’un échange particulièrement désagréable, avec un guichetier désabusé. Le volume et le passage de touristes internationaux devaient finir par agacer ce pauvre natif.

Nous en avons aussi profité pour faire quelques courses au marché, boire un Inca Kola bien frais et avaler une énorme pizza qui allait avoir du mal à rentrer dans nos estomacs de trekkeurs devenus plus étroits. Le village était touristique et la proposition hotellière et de restauration suivait. Quelques statues de personnages incas trônaient au milieu des places.

Après un repos mérité, mais une petite nuit, nous avons allumé nos frontales et grimpé jusqu’au poste d’entrée du complexe construit au XVème siècle par Pachacutec et découvert par Hiram Bingham en 1911. Sous le neuvième Inca, l’empire a connu une formidable expansion dont Cuzco est devenu le centre.

Le Machu Picchu a été alors construit comme un centre religieux et une demeure impériale, sans visée militaire. Il s’agit d’une llacta comme il en existe d’autres, un centre administratif qui se différencie des villes par le caractère mobile de sa population.

Quelques fonctionnaires d’Etat et personnages de culte vivaient de façon permanente parmi une majorité de personnes venant accomplir leur mita et cédant leur place à d’autres une fois leur tâche collective accomplie. Entre cinq cents et mille personnes devaient résider sur ce lieu sacré.

Dépendant de ses cultures en terrasses mais aussi des productions des vallées avoisinantes et des provinces plus lointaines, huit chemins incas rejoignaient le Machu Picchu. Par sa domination de la vallée et l’ingéniosité des techniques de construction employées, quasiment mystérieuses, cette ville est considérée comme une pièce maîtresse de l’architecture inca.

Cela ne l’empêcha pas d’être abandonnée lors de l’effondrement de l’empire inca, faisant suite au désintérêt progressif des empereurs pour cette cité, la guerre civile entre les descendants de Pachacutec et l’arrivée des Espagnols à Cuzco en 1534.

Nous tenions absolument à être au sommet parmi les premiers et nous avons donc redoublé d’efforts lors de cette randonnée nocturne. Nous avons été récompensés par de premières images impressionnantes, envoûtantes. Le soleil tardait à percer, rendant les lieux plus sévères et mystiques.

Savourant notre réussite, nous avons posé devant les objectifs pour immortaliser notre passage ici, depuis le secteur agricole. Je revivais un peu l’effet ressenti au Taj Mahal en Inde, devant l’une des merveilles du monde, mais il fut plus bref.

En prenant la direction de la montagne Machu Picchu, quelques rayons sont venus baigner le Huayna Picchu et les constructions d’une lumière quasiment divine. Mais cela fut de courte durée, puisque l’atteinte du sommet fut acclamée par des averses, rendant la contemplation moins aisée.

Pas découragés par l’empilement des dénivelés pour se rendre dans les différents points d’observation, nous avons rejoint la Porte du Soleil, oscillant entre humidité et brouillard. Le paysage se découvrait aussi vite qu’il se couvrait et ne s’offrait que sur quelques secondes.

Pour les randonneurs réalisant le trek du chemin de l’Inca, c’était la porte d’entrée sur la cité, accompagnée de pavés aux dimensions imposantes. Pour nous, c’était le moment de déjeuner dans un lieu au panorama unique.

Finalement, nous sommes descendus et avons entamé un parcours dans le secteur urbain des ruines. Nous avions fait l’économie d’un guide pouvant nous expliquer les différents bâtiments, théories et rites et je dois avouer que ce fut regrettable. L’ensemble comprend beaucoup de constructions, chacune avec ses caractéristiques, et aurait mérité la lecture d’un sachant.

Ce que nous pouvions en revanche parfaitement observer, sans aide extérieure, était le parfait emboitement de gros blocs de pierre taillés et assemblés sans aucun mortier. Cela nécessitait des explications. Le cerveau appréhendait cela seulement avec la question « Comment est-ce possible ? ».

Les temples étaient nombreux, devant leur nom au Soleil, à la Lune, aux trois fenêtres ou au Condor. Ils côtoyaient les zones d’habitation et la place principale. Un observatoire astronomique tenait également une position de choix, les Incas ayant une grande compréhension des cycles solaires et lunaires.

En se promenant ainsi, nous pouvions essayer d’imaginer le quotidien des habitants, cinq cents ans auparavant. Antoine, plus sensible aux énergies de la Terre, ressentait beaucoup d’activité sur cet espace. Quoiqu’il en soit, il s’agissait d’un lieu mystérieux.

Cette cinquième journée nous avait comblés mais elle était loin d’être terminée. En sortant, nous n’avons pas oublié de faire tamponner notre passeport avec un joli logo, ultime preuve de notre passage ici. Puis ce fut l’heure de redescendre, refaire les sacs et partir à pied sur les rails en direction d’Hidroeléctrica, à neuf kilomètres de là, au bout de la fatigue. La suite de notre parcours nous précédait, dans l’obscurité grandissante du chemin.