Ambiance musicale : Aisi lagi lagan – Anup Jalota

Après mon départ du Pendjab en bus de nuit, avec un partage de couchette trop petite pour deux et un passage éclair à New Delhi pour réserver le billet, j’ai embarqué dans un autre train, en wagon-lit, dans la classe sans climatisation cette fois-ci.

J’étais bien loin de me douter que j’allais passer la nuit frigorifié, sur les rails de l’Uttar Pradesh. Il faut dire que la température chutait la nuit, que les couchettes en simili-cuir n’avait rien de chaleureux et que je m’étais fait surprendre par l’absence de linge de nuit dans cette classe prisée de la population moyenne. Les cinq heures de retard de la matinée allaient réchauffer l’atmosphère et permettre de discuter avec quelques locaux.

 

Dès mon arrivée, j’ai été frappé par la dextérité de mon chauffeur de tuk-tuk, jouant des coudes avec les concurrents et vociférant quand les ailes des véhicules se frôlaient. Je n’en avais pas beaucoup testés depuis le début de mon aventure en Inde, mais l’étroitesse des rues et le nombre d’engins en circulation rendaient cette qualité primordiale. L’expérience s’est avérée vraiment amusante quand il a fallu descendre et pousser le tuk-tuk pour qu’il redémarre, après avoir calé à un carrefour.

 

 

La ville m’est tout de suite apparue comme le cliché que l’on peut avoir de l’Inde : les ruelles étaient pleines de couleurs et très sales, les vaches, sacrées, et les chèvres se promenaient en toute liberté et beaucoup de femmes étaient voilées. Comme en Birmanie, je retrouvais ici les feuilles de bétel, et avec ces dernières, les crachats rouge sang par terre.

Disponible à tous les coins de rue, le lait était la star incontestée, consommé sous forme de lassi dans des pots en argile. Les sucreries en tout genre avaient également proliféré, à l’approche de Diwali, grande fête des lumières. Près de la place centrale, des enfants faisaient virevolter leur cerf-volant.

 

Le fait est que Varanasi est une ville sacrée pour les Hindous et un lieu de pèlerinage incontournable. Elle est même considérée comme la plus ancienne ville habitée et le point de rencontre, de passage, entre la Terre et le paradis. C’est pourquoi les gens vieux et/ou malades se rendent ici pour mourir, dans l’espoir de se libérer du cycle des réincarnations, en atteignant le moksha, l’équivalent hindou du nirvana bouddhique.

Cette capitale religieuse de l’Inde est ainsi le théâtre de nombre de célébrations tous les soirs, les artis, sur les nombreux ghats, ces gradins en pierre donnant un accès direct au fleuve. Celle du ghat de Dashashwamedh est sans doute la plus impressionnante, alors que celle d’Assi est plus intimiste.

Des prêtres effectuent un rituel bien précis au cours duquel des chants et des cloches résonnent. Des flammes jaillissent de différents chandeliers, dont certains en forme de cobra, et offrent une bénédiction purificatrice à toutes les personnes présentes. De l’encens est également utilisé.

 

Il n’était pas rare de croiser des sâdhus dans ces endroits. Ces hommes, en grande majorité, ont renoncé à quasiment tout : les liens familiaux, les possessions diverses, l’hébergement, les habits, … Ils visent le moksha et font de cette quête, leur vie. Certains se frottent le corps avec des cendres, symbolisant la mort et la renaissance.

En tant que personnes saintes, ils vivent des dons des croyants et revêtent généralement l’apparence de deux des trois formes de la divinité suprême hindouiste, Vishnou (associé à la préservation) ou Shiva (la destruction), le troisième étant Brahma (la création) et complétant la Trimūrti, la Trinité.

 

Venir dans la ville et prendre un bain dans le Gange laverait les péchés des milliers de vies antérieures et permettrait aux malades de guérir. Le meilleur moyen d’en être témoin fut, pour moi, de naviguer sur une barque dès l’aube, le long des ghats. Les pèlerins y étaient regroupés et pratiquaient leurs ablutions. Les vaches, elles, étaient là pour se rafraichir.

 

Mais les ghats et le fleuve sont bien plus que ça. C’est un lieu d’échange, de vie autour de l’eau (toilette, lessive, consommation d’eau), et de mort également. Le rite de la crémation a lieu quotidiennement sur le ghat de Manikarnika (plus de trois cents par jour) et notre guide, qui venait de perdre un membre de sa famille, nous en a livré quelques détails saisissants.

Le bois utilisé vient d’un village à soixante-dix kilomètres de là et est spécial dans le sens où il limite les odeurs corporelles. Sur les quais, il n’y a que des présences masculines, car les femmes seraient plus démonstratives de leur chagrin et cela doit être évité. Le prix de la cérémonie peut être très onéreux, le prix de cinquante-sept mille roupies indiennes étant avancé (soit sept cent cinquante euros). Certaines personnes n’ont pas accès aux crémations, en particulier les sâdhus, les femmes enceintes ou les morts des suites de morsures de cobra. Une fois l’action du feu terminée, il ne reste que des cendres… et l’os du bassin, trop important pour disparaitre. Cependant, tous les détritus finissent dans le Gange.

 

Cette espèce de décontraction face à la mort et la combustion des corps en plein air, à la vue de tous, peuvent être déconcertantes, de mon point de vue occidental, où la mort est quelque chose dont on parle peu et qui peut mettre mal à l’aise. Mon malaise n’a fait que s’accentuer quand le vent a décidé d’éparpiller des cendres en l’air, dans la direction de notre embarcation.

Plus tard, en l’espace de quelques minutes nécessaires pour déguster un lassi dans une des ruelles, ce sont deux personnes qui ont été transportées jusqu’au crématorium.

La mort concernait aussi celle des bêtes, puisque les carcasses d’animaux sont également jetées dans le Gange. Une chèvre morte et prise dans des mouillages de bateau a achevé ce tour quelque peu morbide.

Si les Hindous croient que le Gange, en tant que rivière sacrée, se régénère tout seul, il n’en demeure pas moins le fleuve le plus pollué du monde. Malgré tout, la science rejoint la religion, puisqu’en dépit de tous les rejets et contaminations, il n’y a pas plus d’épidémies ici que dans d’autres régions : de nombreux micro-organismes s’attaquent aux bactéries et l’importante teneur en oxygène dissous en diminue aussi le nombre.

Néanmoins, lors de l’arti d’Assi, la raison a été pour moi plus forte que la foi : le jet de fleurs dans le cours d’eau allait de soi, mais pas le lavage de mains.

Afin de terminer mon exploration de la ville, je me suis rendu dans l’un des temples les plus vénérés du pays, Kashi Wishwanath. Ce serait la demeure sacrée du roi Shiva. Et en tant que telle, on ne rentre pas comme ça à l’intérieur.

Après avoir acheté quelques offrandes et montré patte blanche (ou plutôt, déclaré un intérêt certain pour la religion hindoue, à défaut d’en être l’un des croyants), je me suis retrouvé dans le tourbillon ininterrompu de dévots, à avancer d’autel en autel, et déposer tantôt des fleurs, de l’argent, des fruits, dans un désordre notable.

En un claquement de doigts, j’avais terminé le tour et regagnai donc la rue, content d’avoir vu un temple de l’intérieur mais désorienté par la vitesse des évènements : entrer, donner, prier, donner, sortir.

Dehors, les gens étaient toujours en train de repeindre l’intérieur de leur maison et de faire le ménage, première étape de Diwali. Dans la soirée, veille de fête, ce furent les pétards, les feux d’artifices et les lumières qui m’accompagnèrent jusqu’à la gare routière.